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Voltairine de Cleyre – L’idée dominante

Voltairine de Cleyre est une militante et théoricienne anarchiste américaine. L’essai intitulé “L’idée dominante” est publié pour la première fois aux États-Unis en 1910. La traduction française est publiée dans La Brochure mensuelle en 1933La Brochure mensuelle est une publication anarchiste éditée de 1923 à 1938. “L’idée dominante” est publiée dans La Brochure mensuelle n°123, en mars 1933. La traduction est d’Émile Armand. .

« Nous sommes des touche-à-tout sous bien des rapports, mais la grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de “faire beaucoup de choses”. Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses – des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. (...) Dans quel but ? Le plus souvent, le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. (...)

La présence des choses en abondance, des choses vides, des choses vulgaires, des choses absurdes, a suscité le désir de leur possession, l’exaltation de la possession des choses. (...) L’effroyable anxiété et l’inquiétude inouïe qu’engendre la création de tout cela sont moins répugnantes que l’abominable expression de convoitise pour les choses créées.

Voilà l’idée dominante du monde occidental, du moins de nos jours. Vous la rencontrerez partout où vous regarderez, incrustée sur les choses et sur les hommes ; très vraisemblablement, si vous regardiez dans le miroir vous l’y apercevriez encore. »Toutes les citations sont extraites de Voltairine de Cleyre, Écrits d’une insoumise, Lux Éditeur, Montréal, 2018, p.111-120. Texte original paru dans Mother Earth, vol. 5, n°s 3-4, mai et juin 1910. 

Cette idée fixe, ce productivisme absurde va de pair avec une conception matérialiste du monde à laquelle Voltairine de Cleyre s’oppose. Ainsi, elle renvoie dos à dos le matérialisme moderne et le spiritualisme médiéval : « l’idée de la domination absolue de la matière est une erreur aussi dangereuse que le concept de l’esprit comme existant en dehors de toutes relations avec l’extérieur. »

« [...] à la formule reçue du matérialisme moderne : “Les hommes sont ce qu’en font les circonstances”, j’oppose cette proposition : “Les circonstances sont ce que les hommes en font.” Je prétends que ces deux formules sont vraies jusqu’au moment où les forces en conflit s’équilibrent ou que l’une d’elles est mise en infériorité. En d’autres termes, mon idée de l’esprit ou du caractère individuel est que ce n’est pas une réflexion impuissante d’une circonstance passagère de la matière et de la forme, mais un agent activement à l’œuvre, réagissant sur son environnement et transformant les circonstances, parfois légèrement, parfois considérablement, parfois – bien que peu fréquemment – entièrement. »

D’après Voltairine de Cleyre : « La doctrine qui consiste à proclamer que les circonstances sont tout et les hommes rien a été et est le fléau de nos mouvements modernes de réforme sociale. »

« Notre jeunesse [...] a regardé avec des yeux avides l’Est socialiste et a cru que les merveilles de la Révolution allaient bientôt se réaliser. Dans leur enthousiasme, ils faisaient dire à l’Évangile des circonstances que bientôt la pression de l’évolution matérielle briserait le système social, ne donnant à la société mourante que quelques années à vivre. Ils assisteraient eux-mêmes à la transformation et prendraient part à ses joies. Les quelques années prévues ont passé et rien ne s’est produit ; l’enthousiasme s’est refroidi. Et voici que ces idéalistes sont devenus des hommes d’affaires, des industriels, des propriétaires fonciers, des prêteurs d’argent. (...) L’idée sociale dominante les a engloutis, leurs vies s’y sont englouties, et lorsque vous leur en demandez la raison, ils vous répondent que les circonstances les y ont contraints. »

« Mais l’idée dominante d’un siècle ou d’une contrée ne saurait engager l’idée dominante d’une simple vie individuelle. (...) Et actuellement, quoique la société qui nous entoure soit dominée par l’adoration des choses et qu’elle sera connue comme telle, il n’y a aucune raison pour qu’une âme individuelle l’imite. Et ce n’est pas parce que, pour mon voisin et pour tous mes voisins, la seule chose qui semble valoir la peine est la quête de l’argent que je doive m’y livrer également. (...)

Que voulez-vous donc ? me demanderez-vous. Je voudrais que les hommes aient la dignité de choisir un but plus élevé que la chasse aux écus ; qu’ils choisissent une chose à faire dans la vie qui soit en dehors des choses qui se font pour se faire et qu’ils s’y tiennent. Non pour un jour, non pour une année, mais pour toute la vie. Et qu’ils aient foi en eux-mêmes ! (...) Qu’ils ne défendent pas une thèse aujourd’hui et baisent la main de leurs adversaires demain, avec, pour excuse, ce cri de faiblesse et de lâcheté dans la bouche : “Ce sont les circonstances qui me font.” »

Voltairine invite son lecteur à la sincérité envers lui-même.

« Ne prêchez pas le sentier étroit quand c’est avec joie que vous cheminez sur la voie large. (...) Ne faites pas de vous un fou en disant que vous voudriez préparer la route à une société libérée, alors que vous n’êtes pas même disposé à lui sacrifier un fauteuil. Lectrice, dites franchement : “J’aime plus les fauteuils que les hommes libres, et c’est ce que je préfère et je les achète parce que c’est ce que je choisis, et non parce que les circonstances me font telle que je suis. J’aime les chapeaux, grands, immenses, avec quantité de plumes et de grands rubans. Et je préfère me procurer ces chapeaux-là que de m’occuper des rêves de la société qui ne s’accompliront pas de mon temps. Ce monde adore les chapeaux et je désire les adorer en sa compagnie.”

Mais si c’est la liberté, l’orgueil, la force d’être une âme unique et la libre fraternité des hommes basée sur l’affinité que vous choisissez comme l’objectif qui conduira votre vie, eh bien ne le vendez pas pour du clinquant ! Croyez à la force de votre âme et qu’elle se frayera sa propre route [...]. Tenir jusqu’au bout, voilà ce que signifie avoir une pensée dominante que ne peuvent briser les circonstances. Et les hommes qui tiennent jusqu’au bout font et défont les Circonstances. »


  1. La Brochure mensuelle est une publication anarchiste éditée de 1923 à 1938. “L’idée dominante” est publiée dans La Brochure mensuelle n°123, en mars 1933. La traduction est d’Émile Armand. 

  2. Toutes les citations sont extraites de Voltairine de Cleyre, Écrits d’une insoumise, Lux Éditeur, Montréal, 2018, p.111-120. Texte original paru dans Mother Earth, vol. 5, n°s 3-4, mai et juin 1910. 

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