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Lamennais – Qu’est-ce que le peuple ?

Félicité de La Mennais (1782-1854) est un théologien et homme politique français, précurseur du catholicisme social. Lors de la révolution de février 1848, il fonde le journal Le Peuple Constituant, et sera élu député à l'Assemblée constituante de 1848, puis à l'Assemblée législative de 1849 à 1851 avant de se retirer de la vie politique suite au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte.

« Les hommes, nés d'un même père, auraient dû ne former qu'une seule grande famille, unie par le doux lien d'un amour fraternel. Elle eût ressemblé, dans sa croissance, à un arbre dont la tige produit, en s'élevant, des branches nombreuses d'où sortent des rameaux, et de ceux-ci d'autres encore, nourris de la même sève, animés de la même vie.

Dans une famille, tous ont en vue l'avantage de tous, parce que tous s'aiment et que tous ont part au bien commun. (...) Qu'on ait peu ou beaucoup, on partage en frères ; nulles distinctions autour du foyer domestique. On n'y voit point ici la faim à côté de l'abondance. (...) Si l'un est infirme, s'il tombe malade, s'il devient avant l'âge incapable de travail, les autres le nourrissent et le soignent : de sorte qu'en aucun temps il n'est abandonné. (...)

D'où vient que notre destinée est si pesante et notre vie si pleine de misères ? Ne nous en prenons qu'à nous-mêmes : nous avons méconnu les lois de la nature, nous nous sommes détournés de ses voies. »Extraits de Félicité de Lamennais, Le livre du peuple, Librairie de la Bibliothèque Nationale, Collection des meilleurs auteurs anciens et modernes, L. Pflugzer éditeur, Paris, 1898. Première édition : 1837. 

En effet pour Lamennais, « Ce qui enfante les dissensions, la haine, l'envie, c'est le désir insatiable de posséder plus et toujours plus, lorsque l'on possède pour soi seul. (...) On ne jouit que des biens partagés. »

Or, « Il y a place pour tous sur la terre, et Dieu l’a rendue assez féconde pour fournir abondamment aux besoins de tous. Si plusieurs manquent du nécessaire, c'est donc que l'homme a troublé l'ordre établi de Dieu, c'est qu'il a rompu l'unité de la famille primitive, c'est que les membres de cette famille sont devenus premièrement étrangers les uns aux autres, puis ennemis les uns des autres. »

Selon Lamennais, les malheurs des hommes ont donc pour origine leur division.

« Il s’est formé des multitudes de sociétés particulières, de peuplades, de tribus, de nations qui, au lieu de se tendre la main, de s’aider mutuellement, n’ont songé qu’à se nuire. Les passions mauvaises et l'égoïsme d'où elles naissent toutes ont armé les frères contre les frères : chacun a cherché son bien aux dépens d'autrui ; la rapine a banni la sécurité du monde, la guerre l'a dévasté. On s'est disputé avec fureur les lambeaux sanglants de l'héritage commun. (...)

Les nations ainsi divisées entre elles, chaque nation s'est encore divisée en elle-même. Quelques-uns sont venus qui ont proféré cette parole impie : À nous de commander et de gouverner : les autres ne doivent qu'obéir.

Ils ont fait les lois pour leur avantage, et les ont maintenues par la force. D'un côté le pouvoir, les richesses, les jouissances ; de l'autre toutes les charges de la société. (...)

Partout, l'amour excessif de soi a étouffé l'amour des autres. Des frères ont dit à leurs frères : Nous ne sommes pas de même race que vous ; notre sang est plus pur ; nous ne voulons pas le mêler avec le vôtre. Vous et vos enfants, vous êtes à jamais destinés à nous servir.

Ailleurs on a établi des distinctions fondées, non sur la naissance, mais sur l'argent. (...) Ainsi la fortune a marqué les rangs, déterminé les classes ; on a eu des droits de toutes sortes, parce qu'on était riche, le privilège exclusif de prendre part à l'administration des affaires de tous, c’est-à-dire de faire ses propres affaires aux dépens de tous ou de presque tous.

Les prolétaires, ainsi qu'on les nomme avec un superbe dédain, affranchis individuellement, ont été en masse la propriété de ceux qui règlent les relations entre les membres de la société, le mouvement de l'industrie, les conditions du travail, son prix et la répartition de ses fruits. Ce qu'il leur a plu d'ordonner, on l'a nommé loi, et les lois n'ont été pour la plupart que des mesures d'intérêt privé, des moyens d'augmenter et de perpétuer la domination et les abus de la domination du petit nombre sur le plus grand.

Tel est devenu le monde lorsque le lien de la fraternité a été brisé. Le repos, l'opulence, tous les avantages pour les uns ; pour les autres la fatigue, la misère et une fosse au bout. Ceux-là forment, sous différents noms, les classes élevées ; de ceux-ci se compose le peuple. (...) Qu'il disparût soudain, que deviendrait la société ? Elle disparaîtrait avec lui. Il ne resterait que quelques rares individus dispersés sur le sol, qu’alors il leur faudrait bien cultiver de leurs mains. Pour vivre ils seraient immédiatement obligés de se faire peuple. »

« Ainsi, en chaque pays, tous ceux qui fatiguent et qui peinent pour produire et répandre les productions, tous ceux dont l'action tourne au profit de la communauté entière, les classes les plus utiles à son bien-être, les plus indispensables à sa conservation, voilà le peuple. Ôtez un petit nombre de privilégiés ensevelis dans la pure jouissance, le peuple, c’est le genre humain. »


  1. Extraits de Félicité de Lamennais, Le livre du peuple, Librairie de la Bibliothèque Nationale, Collection des meilleurs auteurs anciens et modernes, L. Pflugzer éditeur, Paris, 1898. Première édition : 1837. 

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