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Voltairine de Cleyre – L’action directe

Voltairine de Cleyre est une anarchiste et féministe américaine. Dans cette conférenceConférence prononcée à Chicago le 21 janvier 1912 et intitulée "De l'action directe". , elle explore principalement la notion d’action directe, dont elle déplore qu’elle suscite souvent des malentendus.

En effet, pour Voltairine de Cleyre, « il apparaît regrettable et confus pour l’esprit que l’expression “action directe” ait soudain acquis, aux yeux de la majorité de l’opinion publique, un sens limité, qui n’est pas du tout inclus dans ces deux mots ».Toutes les citations sont tirées de Voltairine de Cleyre, Écrits d’une insoumise, Lux Éditeur, Montréal, 2018, p.129-153. Texte original publié par la Mother Earth Publishing Association sous forme de brochure. Traduction d’Yves Coleman. 

« À travers l’incompréhension ou la déformation délibérée de l’expression, [...] ce malentendu a soudain acquis, dans l’opinion publique, le sens d’“attaques violentes contre la vie et la propriété” des personnes. (...) En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe et qu’ils le feront encore.

Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. (...) Toute personne qui a eu un projet et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de la concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe.

Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers la ou les personnes concernées pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple [...].

Ces actions ne sont généralement pas le produit d’un raisonnement profond sur les mérites de l’action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée. En d’autres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent, de fervents partisans du principe de l’action directe et la pratiquent. Cependant, la plupart d’entre eux sont également favorables à l’action indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre limité d’individus se refusent à avoir recours à l’action politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement ; mais personne, absolument personne, n’a jamais été “incapable” de pratiquer l’action directe. La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes ; ils penchent tantôt vers l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser n’importe quel moyen dès lors qu’une occasion l’exige. »

Ainsi, non seulement l’action directe ne s’oppose pas nécessairement à l’action indirecte, c’est-à-dire à l’action politique, mais c’est en réalité une notion très générale, qui ne correspond pas à un système précis ou à une méthodologie pré-définie. Ce n’est pas la violence qui la définit, mais plutôt son autonomie par rapport aux institutions en place. L’action directe se distingue donc à la fois du débat parlementaire et du processus électoral. Elle prend des formes extrêmement variées, qui vont des actions les plus pacifiques aux actions les plus violentes.

Voltairine de Cleyre tient à souligner deux points importants.

« [...] premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue historique. »

« Dans la période d’agitation et d’excitation qui précéda la révolution américaine, on assista à toutes sortes d’actions directes, des plus pacifiques aux plus violentes [...].

Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les “comités de correspondance”Note du traducteur : Les comités de correspondance furent créés en 1774 pour rassembler les doléances des Américains contre les Britanniques. . Comme les hostilités se développaient inévitablement, l’action directe violente prit elle aussi de l’ampleur ; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, on interdit le déchargement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea un propriétaire d’une cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis. Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. »

L’action directe est donc un phénomène beaucoup plus universel qu’on est porté à le croire.

« C’est grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs du changement social que la conscience humaine, la conscience des masses, s’éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu’aucun résultat positif n’a jamais été obtenu par les moyens politiques traditionnels ; parfois, de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours le héraut, l’élément déclencheur, qui permet à la grande masse des indifférents de prendre conscience que l’oppression devient intolérable. »

Pour Voltairine de Cleyre, l’objectif des luttes sociales est un partage universel des ressources fondé sur la coopération et la solidarité.

« Les sources de la vie, les richesses naturelles de la terre, les outils nécessaires pour une production coopérative doivent devenir accessibles à tous. »

Elle estime que « Nous subissons maintenant l’oppression dans ce pays – et pas seulement ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que l’ancien esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et des actions politiques.

Une fraction de la population américaine produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions d’esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd’hui, ce sont les travailleurs agricoles et les ouvriers d’industrie. (...) Ils doivent encore apprendre qu’il n’existe qu’une seule lutte commune contre ceux qui se sont approprié les terres, les capitaux et les machines. »

C’est donc à l’action directe et à la convergence des principales luttes sociales de son temps qu’appelle Voltairine de Cleyre. Cependant, l’action directe et l’action indirecte, qui passe par les voies politiques traditionnelles, ne sont pas à égalité selon elle.

« Les partisans de l’action politique nous racontent que seule l’action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat ; une fois élus, ils entreront en possession des sources de la Vie, et des moyens de production ; ceux qui aujourd’hui possèdent les forêts, les mines, les terres, les voies fluviales, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple dès le lendemain des élections qu’ils auront perdues.

Et en attendant ce jour béni ?

En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale [...].

J’ai déjà dit que, parfois, l’action politique obtient quelques résultats positifs – et pas toujours sous la pression des partis ouvriers, d’ailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés par les résultats négatifs ; de même que je suis convaincue que, si l’action directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont largement compensées par ses conséquences positives. »

En effet, sans la pression de l’action directe, les victoires politiques peuvent s’avérer dénuées d’application dans le réel.

« Presque toutes les lois originellement conçues au bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur. »

Ceux qui s’imaginent pouvoir se passer de l’action directe pour transformer le monde commettent donc une erreur stratégique, puisque l’action politique bien souvent ne peut être efficace qu’en se basant sur un rapport de forces antérieur rendu possible par l’action directe.

« Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique, a des conséquences bien plus graves : elle détruit tout sens de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes ; et enfin, elle fait passer pour naturelle une idée absurde : il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité ; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables “bombes humaines”, rien qu’en entassant leurs bulletins dans les urnes ! »

Il faut donc éviter l’illusion électorale et se concentrer sur l’action directe. Au bout du compte, les partisans les plus convaincus de l’action directe sont, d’après Voltairine de Cleyre, les moins violents.

« Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes, sont attachés à l’action directe seulement sont... mais qui donc ? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que l’action directe soit synonyme de non-violence. L’action directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de SiloéNote du traducteur : Les eaux de Siloé, allusion à un réservoir qui constituait le seul point d'eau permanent de Jérusalem au VIIème siècle av.J.-C.

La familiarité de Voltairine de Cleyre avec l'enseignement biblique s'explique par le fait que son père l'a placée dans un couvent à son adolescence (de 1880 à 1883). 
. Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la coercition ; même lorsque l’État accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité d’y avoir recours. »


  1. Conférence prononcée à Chicago le 21 janvier 1912 et intitulée "De l'action directe". 

  2. Toutes les citations sont tirées de Voltairine de Cleyre, Écrits d’une insoumise, Lux Éditeur, Montréal, 2018, p.129-153. Texte original publié par la Mother Earth Publishing Association sous forme de brochure. Traduction d’Yves Coleman. 

  3. Note du traducteur : Les comités de correspondance furent créés en 1774 pour rassembler les doléances des Américains contre les Britanniques. 

  4. Note du traducteur : Les eaux de Siloé, allusion à un réservoir qui constituait le seul point d'eau permanent de Jérusalem au VIIème siècle av.J.-C.

    La familiarité de Voltairine de Cleyre avec l'enseignement biblique s'explique par le fait que son père l'a placée dans un couvent à son adolescence (de 1880 à 1883). 

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