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Buffon – Sur le style

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, est un naturaliste connu pour son Histoire naturelle, une collection encyclopédique à laquelle il a consacré la majeure partie de sa vie. Les théories de Buffon ont influencé deux générations de naturalistes, en particulier Lamarck et Darwin. Après avoir été reçu à l'Académie des sciences, il est reçu à l’Académie française en 1753, et prononce à cette occasion un discours de réception qui sera plus tard surnommé Discours sur le style.

Le style, à la base, c’est d’abord un instrument de métal ou d’os, un poinçon utilisé depuis l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge pour écrire sur des tablettes de cire ou d’argile. Le style est donc l’ancêtre du stylo, et son autre extrémité, aplatie, permettait même d'effacer ce qu'on avait écrit. C’est littéralement ce qui donne au texte sa forme.

Par extension, et dès Cicéron, le style désigne l’ensemble des traits expressifs qui dénotent l'auteur dans un écrit.

Le style, c'est l’homme

Dans son Discours sur le style, Buffon estime que ni la multitude des connaissances, ni la singularité des faits, ni la nouveauté des découvertes ne garantissent la pérennité d'un ouvrage ou le renom d’un auteur. Car, les connaissances, les faits, les découvertes qui forment le fond d’un ouvrage appartiennent, une fois publiés, au domaine commun. Non seulement ces connaissances n’appartiennent à aucun auteur en particulier, mais, selon Buffon, elles « gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles »Toutes les citations sont tirées de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, Morceaux choisis, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1889. Lire en ligne, le cas échéant.

Ce n’est donc ni la multitude des connaissances, ni la singularité des faits, ni la nouveauté des découvertes qui rend l’œuvre mémorable : « Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même. », nous dit Buffon. Cette phrase est devenue proverbiale sous sa version abrégée : « Le style, c'est l’homme. »

Ainsi, seul le style appartient réellement à l’écrivain. Il reflète la personnalité de l’auteur et fait son originalité. Buffon souligne surtout que c’est la mise en œuvre des matériaux qui rend l’œuvre mémorable davantage que la matière en elle-même. Non pas que la forme, le style ait plus d’importance que le fond, au contraire : le style est le moyen de graver en nous les pensées, les connaissances qui méritent de l’être.

Autrement dit, ce qui fait la longévité d’une œuvre, d’après Buffon, et ce qui est propre à l’auteur, ce n’est pas simplement ce que l’œuvre nous apprend, mais la façon dont elle le fait. Et pour mieux comprendre ce qu’est le style, Buffon fait un détour par la notion d’éloquence, c’est-à-dire l’art de s'exprimer de façon à émouvoir ou à persuader par le discours.

Qu'est-ce que l'éloquence ?

Bien sûr, « Il s’est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. » Mais l’éloquence véritable ne se résume pas à cette capacité de dominer autrui par la puissance du langage : « Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n’est qu’un talent [...]. »

Cette facilité à communiquer peut certes se révéler efficace, mais elle a quelque chose de faux, ce n’est pas la “véritable éloquence” telle que l’entend Buffon. Ainsi, les marques externes de l’enthousiasme et de l’émotion peuvent être contagieuses et se transmettre « par une impression purement mécanique » aux autres : « C’est le corps qui parle au corps ; tous les mouvements, tous les signes, concourent et servent également. »

Et cette fausse éloquence est particulièrement efficace, d’après Buffon, face à une foule.

« Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, [...] il faut des choses, des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’âme et toucher le cœur en parlant à l’esprit. »

L’agencement des idées

La définition que donne Buffon du style en fait un élément structurant du discours.

« Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient fort, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

Mais, avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c’est en marquant leur place sur ce plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en fera connaître l’étendue [...]. »

Il ne faut donc pas perdre de vue les idées principales que l'on souhaite développer. Les idées et les remarques accessoires servent à illustrer, renforcer, concrétiser en quelque sorte les idées principales. Le discernement consiste à distinguer les pensées stériles des idées fécondes. Et c’est la pratique, l'habitude, qui permet de mieux anticiper le résultat de toutes ces opérations de l'esprit.

« Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup-d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression. »

Ainsi, le plan, la structure du discours en est un élément fondamental, qui sous-tend le style de l’auteur.

« Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois ; sans cela, le meilleur écrivain s’égare [...]. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il emploie, quelques beautés qu’il sème dans les détails, comme l’ensemble choquera ou ne se fera point sentir, l’ouvrage ne sera point construit ; et en admirant l’esprit de l’auteur, on pourra soupçonner qu’il manque de génie. »

Pour Buffon, c’est cette structure qui sépare le discours écrit du discours oral, et c’est aussi cette structure qui détermine l’unité et la cohérence d’une œuvre.

« C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal ; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination, prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot, il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet. »

Bien sûr, il est impossible de traiter de tous les aspects d’un sujet à la fois, et l’ordre du discours est nécessairement successif, il suppose une certaine chronologie, puisqu’il a un début et une fin.

« Cependant tout sujet est un ; et, quelque vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, [...] autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur [...]. »

Ainsi, il faut toujours garder une vue d’ensemble, avoir en tête le sens, le message de l’œuvre, son unité.

Et pour mieux comprendre cette unité à laquelle doit tendre l’œuvre, Buffon prend exemple sur la nature : « Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? C’est que chaque ouvrage est un tout [...] ; elle prépare en silence le germe de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu, et dans un temps prescrit. »

De la même façon, selon Buffon : « L’esprit humain ne peut rien créer ; il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions : mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels. »

Et pour ce faire, d’après lui, il est fondamental de maîtriser son sujet et de structurer ses idées avant de se lancer dans le détail de la rédaction.

« C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres ; il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire : les idées se succèderont aisément, [...] et le style deviendra intéressant et lumineux. »

La clarté du propos

Buffon oppose la clarté de la véritable éloquence, celle qui exprime une pensée construite et aboutie, avec l'éloquence factice qui ne cherche qu'à briller et qui use et abuse de traits d'esprits souvent creux, qu'il compare à « [...] ces étincelles qu’on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants, que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. »

D’après lui : « Ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition : l’on ne présente qu’un côté de l’objet, on met dans l’ombre toutes les autres faces ; et ordinairement ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité, qu’on l’éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses. »

De même, « Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité. Aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il y aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style [...]. »

La simplicité est donc une qualité nécessaire à la véritable éloquence, et les fioritures, loin de l’embellir, desservent le style.

« Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. »

Pour Buffon, « Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles ; ils ont des mots en abondance, point d’idées ; ils travaillent donc sur les mots, et s’imaginent avoir combiné des idées parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre. Le style doit graver des pensées : ils ne savent que tracer des paroles. »

En résumé : « Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée [...]. »

C’est ce qui fait l’unité du style, d’après Buffon. Il conseille également de se méfier de ses premiers réflexes et d’éviter l’équivoque et le clinquant.

« Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même [...] et la vérité du style, lui fera produire tout son effet [...]. »

Quant à l’élégance du discours, elle est principalement affaire d’expérience et d’habitude.

« Il suffit d’avoir un peu d’oreille pour éviter les dissonances, et de l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l’imitation n’a rien créé : aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d’idées. »

Ce qui fait le fond, la force du style, ce n’est pas l’élégance des mots mais l’agencement des idées. C’est pourquoi, en définitive, « Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles : les idées seules forment le fond du style, l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire [...]. »

Et pour conclure sur une dernière formule de Buffon : « Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre [...]. »


  1. Toutes les citations sont tirées de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, Morceaux choisis, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1889. Lire en ligne

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