Vandana Shiva – La guerre contre notre planète
Vandana Shiva est une philosophe indienne qui milite pour la biodiversité, et notamment pour la biodiversité agricole. Elle lutte contre l’influence des multinationales en général, et contre la domination de l’industrie semencière en particulier, c’est-à-dire des multinationales qui commercialisent les graines, mais aussi les engrais et les produits phytosanitaires utilisés par de nombreux agriculteurs à travers le monde. Parmi les firmes les plus connues, on peut citer BASF, DuPont, Syngenta ou encore Monsanto, racheté en 2018 par le géant pharmaceutique Bayer pour la modique somme de 66 milliards de dollars.
Pour mieux comprendre l’influence de ces grands semenciers et ses ramifications, il faut rappeler que notre monde s’est profondément transformé depuis le XXème siècle, et que nos modes de vie n’ont rien d’anodin.
Piller la terre, tuer le vivant
« Les scientifiques ont annoncé que nous démarrions une nouvelle ère : l’Anthropocène. Cela revient à constater que les conséquences chimiques, urbaines, nucléaires de nos modes de vie vont s’inscrire dans les archives géologiques de la planète pour des milliers d’années. »Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Actes Sud, 2014.
C’est dans ce contexte d’incertitude et de risques nouveaux qu’intervient le grand assaut des multinationales pour s’approprier le vivant.
« Chacun des maillons qui constituent la fragile trame de la biodiversité est menacé de privatisation, d’extraction et de marchandisation par les entreprises. Le plus petit brin d’herbe doit être “valorisé”, le moindre arpent de terre fouillé pour en dégager du minerai, la plus petite goutte d’eau pompée par les multinationales... Tout doit passer par le filtre de l’industrie : la biodiversité est considérée comme une vulgaire matière première. Or, cette avidité provoque des guerres de l’eau, des conflits pour l’accaparement des terres ou l’extraction du pétrole. »
On sait désormais que l’appétit insatiable des multinationales aura des répercussions bien au-delà de notre vivant.
« On évoque la guerre pour désigner des champs de bataille comme la Syrie, la Libye, l’Ukraine, l’Irak ou l’Afghanistan. Pourtant, la plus grande guerre qui sévit actuellement est celle qui est menée contre notre planète. Quelques multinationales cherchent à contrôler les ressources de la Terre au mépris des limites éthiques et écologiques les plus élémentaires. Notre eau, nos gènes, nos cellules, nos organes, nos connaissances, notre culture et notre avenir sont directement menacés comme sur un champ de bataille traditionnel. »
En d'autres termes, « [...] nous assistons à une stratégie d’accaparement des ressources de la Terre pour faire des profits aux dépens de la nature et de la société. Or, chaque fois que les biens communs sont menacés, la paix l’est aussi. »
Les mêmes usines qui produisaient par le passé des poisons et explosifs à usage militaire produisent désormais des produits agrochimiques : « Monsanto produisait notamment dans les années 1960 l’“agent orange” déversé par l’aviation américaine au-dessus des forêts vietnamiennes pendant la guerre, pour empoisonner les arbres et les hommes qu’ils abritaient. Outre les nombreux cancers et malformations provoqués à l’époque, bien d’autres apparaissent aujourd’hui encore. »
Les produits phytosanitaires, c'est-à-dire les pesticides, ont donc une origine militaire : « Les pesticides trouvent leurs origines dans les armes chimiques : c’est en utilisant le chlore pendant la Première Guerre mondiale (dans le gaz moutarde, par exemple) que les propriétés insecticides des composés chlorés ont été mises en évidence, puis déclinées ensuite avec, notamment, le DDT, un insecticide largement diffusé avant d’être interdit. Plus tard, l’ingénierie génétique a prétendu apporter une alternative aux produits toxiques. En réalité, cela a entraîné une utilisation accrue de pesticides et d’herbicides. »
L'industrie agro-chimique
L’usage de ces produits phytosanitaires nocifs s’est rapidement généralisé, et bientôt les graines elles-mêmes sont devenues un produit industriel sous contrôle de grands groupes semenciers.
« Partout à travers le monde, aux États-Unis, en Europe et ailleurs, les semenciers ont surfé sur une culture de la standardisation et de la facilité. La production de graines a été représentée comme un fardeau subi par les paysans, un travail supplémentaire devenu inutile et arriéré à l’heure où les laboratoires pouvaient fournir des semences “ultramodernes”. »
Les paysans sont ainsi devenu des “exploitants”, à la merci de l’industrie agro-chimique. Or, d’après Vandana Shiva, « […] lorsque les fermiers abandonnent l’attention qu’ils portaient à la préservation et à la reproduction de leurs graines – ce qui est à la fois un art et une technique très sophistiquée –, ils perdent en partie leur lien avec la nature et basculent insensiblement vers une perte de sens. »
Après l’introduction d’engrais et de pesticides industriels, c’est l’adoption des cultures OGM qui est vantée comme une solution miracle pour doper la productivité et les rendements.
Toutefois, les agriculteurs ne sont pas toujours bien informés des avantages et des inconvénients que présente ce choix. En effet, pour que les rendements soient au rendez-vous, il faut des conditions très précises, beaucoup d’intrants (notamment des engrais et des pesticides) et beaucoup d’eau, ce qui place les agriculteurs davantage à la merci de la pluviométrie qu’auparavant, à moins de pouvoir investir dans des systèmes d’irrigation parfois coûteux.
De plus, le passage à une agriculture génétiquement modifiée représente un coût considérable, puisqu’il faut chaque année racheter semences et herbicides. « Les conséquences sociales des OGM incluent aussi un appauvrissement des fermiers : le système est basé sur la transformation des paysans en consommateurs de semences très coûteuses. »
Les graines autrefois reproductibles gratuitement et partagées par les agriculteurs, sont ainsi devenues une source de profit considérable pour les multinationales : « En Inde, les données gouvernementales elles-mêmes indiquent que 75 % des agriculteurs indiens s’endettent pour acheter leurs intrants, dont les graines et les herbicides qui leur sont associés. »
Cette dépendance nouvelle à l’industrie semencière rend les agriculteurs beaucoup plus vulnérables.
« Auparavant vous n’auriez jamais vu un agriculteur mettre fin à ses jours pour une question de sécheresse ou d’inondation. Ces paysans avaient une autonomie suffisante pour faire face. Ils étaient plus résilients. (...) Les fermiers savent que la sécheresse est un phénomène passager, qui se termine à la fin de la saison, et que les prochaines récoltes seront meilleures. En revanche, le problème s’avère totalement différent s’ils ont contracté des emprunts pour s’acheter des graines. Ces dettes les suivront bien au-delà d’une mauvaise saison. Ils savent que le système de recouvrement par les banques et les multinationales est bien rodé et qu’ils ne pourront pas y échapper. »
Cet endettement a pour conséquence d’exacerber les inégalités sociales.
« Dans les villages, les vendeurs de pesticides et de graines OGM, s’ils ne peuvent pas être remboursés, s’emparent des terres et deviennent de véritables seigneurs. Ils possèdent une partie de chacune des fermes qui leur achètent des produits. Ce phénomène instaure une féodalité d’entreprise. »
L’influence de l’industrie semencière s’en trouve renforcée, ainsi que ses divers moyens de pression.
Et c’est d’abord aux lois que s’attaquent les multinationales : « Faire pression sur le législateur pour que la réglementation soit favorable aux OGM est la toute première forme de lobbying mise en œuvre par l’industrie. »
Par exemple, « Aux États-Unis, les grandes firmes agrochimiques, et notamment celles qui sont spécialisées dans les biotechnologies, ont consacré 547 millions de dollars à leurs opérations de lobbying auprès du Congrès entre 1999 et 2009. »
Et l’Europe est tout aussi concernée par ces opération de lobbyingEn 2011, Bayer a dépensé officiellement plus de 2 millions d’euros en lobbying auprès de l’Union Européenne. En 2021 ce chiffre atteint presque 7 millions d'euros. .
D’après Vandana Shiva, les lois hygiénistes, notamment celles prises au début des années 1990, ont elles aussi pour objectif d’endiguer l’essor de l’agriculture biologique présente sur les marchés locaux : « L’industrie utilise donc les normes sanitaires et la propriété intellectuelle pour entraver le développement de l’agriculture bio, locale et à taille humaine. »
D’ailleurs, ces entreprises ne cachent pas leur hostilité envers l’agriculture biologique.
La complicité des institutions
En théorie, ces multinationales devraient être freinées dans leurs ambitions par les gouvernements.
« Le devoir des dirigeants n’est pas de mettre la planète à la disposition des entreprises, mais d’assurer la bonne gestion des graines, des sols, de l’eau, etc. Ils doivent s’assurer que l’alimentation est produite dans de bonnes conditions pour l’environnement et la société. »
Néanmoins, l’influence des lobbys est telle, que les États bien souvent facilitent, voire imposent la domination des géants de l’agro-industrie.
« Ce détournement de la démocratie est une conséquence directe des profits engrangés par ces multinationales : les entreprises peuvent investir des sommes colossales dans le lobbying, ce qui leur confère une puissance disproportionnée. »
La première méthode employée par les multinationales est donc d’influencer les lois à travers des lobbies grassement payés. La seconde méthode consiste à effacer les frontières entre l’industrie et l’administration publique.
« La seconde méthode pour faire pression prend la forme d’un jeu de chaises musicales qui conduit nombre d’anciens salariés de Monsanto à être recrutés par l’administration américaine, y compris aux postes de juges. (...) En Europe, c’est la même chose pour l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) : ses membres sont tantôt dans l’administration, tantôt dans une entreprise. En 2013, une enquête de l’Observatoire de l’Europe industrielle (CEO) a montré qu’en moyenne, sur dix membres des groupes de travail, six ont des liens avec l’industrie. »
Enfin, la bataille autour des études scientifiques est une autre forme de pression : « En somme, les grands semenciers n’hésitent pas à prendre littéralement le contrôle des journaux scientifiques. »
Cette influence dans le secteur scientifique est relayée par un faisceau d’organisations publiques et privées qui favorise les intérêts du secteur agro-industriel.
« Le Service international pour l’acquisition d’applications agricoles biotechnologiques ISAAA est l’un des organismes à la source de ces informations fausses qui circulent à travers le monde. Il a pour objectif l’adoption des OGM par les pays du Tiers-Monde, sous couvert de réduire la pauvreté via l’amélioration de la productivité agricole. »
À quoi s'ajoute l’influence plus générale exercée par le lobby agro-industriel à travers les médias de masse proche des milieux d'affaires. Des médias qui se gardent bien d’alerter les consommateurs sur les coûts cachés des produits industriels qu'ils consomment. En effet, d’après Vandana Shiva, l’idée que l’alimentation des supermarchés serait moins chère est totalement fausse, car elle ne tient pas compte des coûts cachés colossaux qu’implique l’alimentation industrielle.
« Lorsque les services publics doivent par exemple construire de coûteuses infrastructures pour assainir les eaux polluées par les pesticides, ce sont finalement les citoyens, via leurs impôts, qui paient le vrai prix des aliments bas de gamme qu’ils croient bon marché. »
Concrètement, les marges de profit considérables réalisées par les géants de l’agro-industrie ne sont possibles qu’au prix d’un véritable saccage environnemental qui se fait aux frais des générations futures. Les multinationales ne se contentent pas d'influencer les lois, elles les enfreignent allègrement quand la législation leur paraît trop contraignante. En parallèle, le public est soigneusement maintenu dans l’ignorance du coût réel (tant économique qu’écologique) des produits qu’il consomme.
« L’information est un circuit fermé où les grandes entreprises construisent de toutes pièces les messages véhiculés par les médias. Ceux qui exploitent sont aussi ceux qui disent au reste du monde que cela ne fait souffrir personne. Cette insularité croissante de l’action des entreprises représente la menace la plus importante pour la démocratie. »
Le contrôle de l'information, que nous avons déjà eu l'occasion d'aborder avec Noam Chomsky, permet donc aux firmes transnationales de détourner les regards de leurs agissements criminels. Mais si les multinationales peuvent agir avec autant d’impunité, c’est aussi parce qu’elles ont largement bénéficié de la globalisation de l’économie.
« La mondialisation a envoyé aux entreprises un message selon lequel on peut échapper aux conséquences de ses actes. Elles jouent à une échelle mondiale qui leur permet de s’affranchir des règles nationales ou de les démanteler. Ces firmes se sentent toutes-puissantes face aux hommes et à la nature. »
Loin de constituer un rempart pour les citoyens face au comportement prédateur de ces multinationales, l’État consent, voire encourage au pillage des ressources communes qu’il a pour mission de protéger. Ainsi, « les États soutiennent de plus en plus les firmes dans leur démarche d’accaparement des ressources »
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C’est donc au prix d’une violence toujours croissante que l’État parvient à maintenir les privilèges de ceux qui sont directement responsables du désastre écologique en cours.
« Un pouvoir associant État et industrie émerge pour imposer ses priorités à la planète et aux populations. Nous le constatons sans ambiguïté en Inde, où l’armée est régulièrement appelée à la rescousse pour exproprier les populations qui vivent sur les territoires convoités par les entreprises. Mais le procédé est le même lorsque les manifestants grecs ou espagnols subissent les assauts de la police alors qu’ils dénoncent une évidence : les crises économiques, alimentaires, financières montrent que le système est à bout de souffle et qu’une croissance sans limites est impossible sur une planète aux ressources limitées. »
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Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Actes Sud, 2014.
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En 2011, Bayer a dépensé officiellement plus de 2 millions d’euros en lobbying auprès de l’Union Européenne. En 2021 ce chiffre atteint presque 7 millions d'euros.
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D’ailleurs, ces entreprises ne cachent pas leur hostilité envers l’agriculture biologique.