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Vijay Prashad – Empathie à géométrie variable

Vijay Prashad est historien, journaliste et éditeur. Dans un article paru le 7 mars 2022Dans le journal sud-africain Mail & Guardian, il souligne combien le conflit ukrainien (et les réactions qu'il suscite) est pétri de contradictions.

Surprise et indignation

Selon Vijay Prashad, « C'est la surprise et l'horreur qui définissent le mieux la réaction à l'intervention militaire russe en Ukraine. Sans doute parce qu'à certains égards, elle marque une rupture avec le passé. Formellement, cette intervention ressemble pourtant à toutes les autres guerres contemporaines. Le monde s'est habitué aux interventions militaires américaines. Mais ici, il ne s'agit pas d'une intervention américaine. C'est précisément cela qui étonne, en particulier les journalistes et les experts. »

Ce qui inquiète aussi, c'est que le théâtre des violences se rapproche dangereusement d'un continent qui croyait avoir soigneusement délocalisé tous ces débordements de violence. Journalistes et hommes politiques sont comme saisis de stupeur et d'indignation. Car l'Europe, c'est la paix ! Même si, par deux fois au cours du siècle dernier, elle a fait goûter au monde entier les délices de la guerre globalisée... L'Europe, c'est la civilisation ! Même si elle a sans doute exporté ce concept avec très peu de civilité...

Le déferlement de drapeaux bleu et jaune fabriqués en Asie témoigne avec exubérance de l'extraordinaire empathie dont est capable l'Occident, quand il le souhaite. L'heure historique est venue où la Suisse, cette courageuse nation de banquiers qui a fait le choix de rester “neutre” au moment où les nazis ravageaient l'Europe (et qui a continué de blanchir l'or des nazis longtemps après la guerre), la Suisse donc, a enfin trouvé une cause assez digne d'elle pour rompre avec fracas plus d'un siècle de neutralité légendaire.

Cette indignation générale, cette empathie trop véhémente devrait nous interroger.

Peut-être conviendrait-il, à l'instar d'Alfred Grosser, d'inverser la question : « trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz et qui avait déjà produit Verdun ? »Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Flammarion, 1989. Cité par le rapport d'information de l'Assemblée nationale française sur le génocide Rwandais, dit “rapport Quilès” de 1996. 

Empathie à géométrie variable

« Tout en déplorant la violence et les pertes en vies humaines que subit l'Ukraine, suite à l'intervention russe (et aux violences néo-fascistes dans le Donbass), il est important de prendre du recul et de s'intéresser à la façon dont le reste du monde perçoit ce conflit. À commencer par l'obsession ethnocentriste de l'Occident dès lors qu'un conflit touche des populations auxquelles il est susceptible de s'identifier, pour des raisons culturelles, religieuses, ou de couleur de peau. »

Comme le rappelle Vijay Prashad, la guerre en Ukraine n'a malheureusement rien d'exceptionnel.

« La guerre en Ukraine s'inscrit dans le cadre d'une série de guerres qui ont ravivé les plaies d'une planète déjà très fragile. Les guerres en Afrique et en Asie ont l'air sans fin, et certaines sont à peine mentionnées par les médias ou par les flots de commentaires qui abondent sur les réseaux sociaux.

Par exemple, la guerre en République démocratique du Congo, qui a commencé en 1996 et qui a fait des millions de morts, n'a pas déclenché la vague de sympathie internationale à laquelle on a assisté tout au long des reportages sur l'Ukraine. »

Plus précisément, le conflit en RDC est le plus meurtrier depuis la Seconde guerre mondiale, et a causé plus de six millions de morts. D'ailleurs, il faudrait plutôt parler de conflits au pluriel, car depuis 1994 et le génocide des Tutsis au Rwanda voisin, qui a fortement destabilisé la régioncf Pierre Jacquemot, « Le Rwanda et la République démocratique du Congo. David et Goliath dans les Grands Lacs », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no. 3, 2014, pp. 32-42. , ce territoire a subi la première guerre du Congo entre 1996 et 1997, puis la deuxième guerre du Congo de 1998 à 2003, parfois surnommée la “première guerre mondiale africaine”, et enfin la guerre du Kivu entre 2004 et 2009.

Pourquoi si peu d'empathie et de médiatisation autour du conflit le plus meurtrier depuis la Seconde guerre mondiale ? Si l'abrutissement des élites dirigeantes et médiatiques alimentent leur indifférence, peut-on réellement parler d'ignorance ? Comme disait Simone de Beauvoir, « Le principal fléau de l’humanité n’est pas l’ignorance, mais le refus de savoir. »

Certes, Kinshasa est plus loin de Paris que Kiev. Mais le sort de la République démocratique du Congo devrait particulièrement intéresser tous les francophones, puisque, France à part, c'est aussi, et de très loin, le pays qui compte le plus de francophones au monde, avec près de 49 millions de locuteurs, contre 53 000 locuteurs en UkraineD'après l'Organisation Internationale de la Francophonie. . Nous sommes donc, en tant que francophones, bien plus proches culturellement des Congolais que des Ukrainiens. Pourtant, on parle relativement peu des conflits en Afrique francophoneEt, plus généralement, le regard des médias occidentaux sur l'Afrique est fortement biaisé.
cf Serge Théophile Balima, « Afrique et télévisions francophones », Hermès, La Revue, vol. 40, no. 3, 2004, pp. 135-139. 
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« Par contraste, les commentaires [...] des dirigeants politiques et des journalistes lors du conflit en Ukraine ont révélé l'emprise profonde du racisme sur l'imaginaire de ceux qui façonnent l'opinion publique. »

Vijay Prashad cite par exemple les propos de David Sakvarelidze, ancien procureur général adjoint ukrainien, lorsqu’il s’est exprimé à la BBC au sujet de l’invasion russe : « C’est très émouvant pour moi parce que je vois des Européens aux yeux bleus et aux cheveux blonds se faire tuer ». Et ce propos est loin d'être un cas isolé.

La franchise affichés par certains éditorialistes, qui étalent en toute impunité leurs préjugés ethniques, s'explique peut-être par l'effet de surprise, qui met à mal le vernis du politiquement correct. Ils sont stupéfaits et indignés à l'idée que la violence qui sur les autres continents sévit impunément, puisse s'inviter chez eux. Cette violence qu'ils regardent d'un oeil fataliste partout ailleurs, chez eux, ou plutôt à leurs portes, leur paraît soudain intolérable.

Les sténographes du pouvoir

« Très récemment encore, il était impossible d'attirer l'attention des médias sur le conflit du Cabo Delgado. Un conflit qui naît de l'accaparement des ressources locales en gaz naturel par deux multinationales, l'entreprise française TotalEnergie SE, et l'entreprise américaine ExxonMobil, et qui a conduit au déploiement de troupes rwandaises au Mozambique, avec le soutien du gouvernement français. (...)

Personne, ou plutôt, personne parmi les dirigeants des états de l'OTAN, ne s'émeut de la souffrance des enfants en Afrique et en Asie. Ces mêmes dirigeants et journalistes semblent, en revanche, bouleversés par la guerre en Ukraine. Une guerre poignante, certes, comme toutes les guerres à vrai dire. Une guerre qui nous interpelle tous, mais qui ne devrait pas occulter les autres conflits qui secouent la planète, dont certains sont plus sanglants et dévastateurs encore, et qui risquent fort d'être une fois de plus passés sous silence, et s'effacer de notre mémoire collective, faute d'intérêt et d'attention de la part des médias et des dirigeants internationaux. »

Or, dans un monde toujours plus polarisé, s'informer correctement sur ces sujets devient de plus en plus difficile : « Les médias occidentaux sont en train de devenir les sténographes de leurs gouvernements. »

À l'étalage complaisant des préjugés ethniques sur les chaînes de télévision occidentales, il faut en effet ajouter la censure des médias qui cherchent à véhiculer une autre interprétation des faits : « Les médias des états russes et chinois se font de plus en plus bannir des réseaux sociaux. Quiconque remet en cause le story-telling de Washington est marginalisé, et les voix dissidentes peinent à trouver leur public. »

L'actuel conflit en Europe de l'Est sert ainsi de prétexte pour porter atteinte à la liberté de la presse, comme l'a confirmé la suspension des droit de diffusion de Russia Today en Europe et en Australie.

Expliquer plutôt que s'indigner

« Les guerres sont toujours moches, surtout les guerres d'agression. Le rôle d'un journaliste est d'expliquer pourquoi un pays entre en guerre, surtout quand il s'agit d'une guerre sans provocation. »

Pour Vijay Prashad, « l'attaque russe en Ukraine requiert des explications ». Ses racines sont profondes et multifactorielles.

D'une part, elle s'inscrit dans le cadre de « la résurgence d'un nationalisme ethnique en Europe de l'Est suite à la chute du régime soviétique ». D'autre part, c'est une réponse à « l'avancée de la puissance américaine – à travers l'OTAN – jusqu'à la frontière russe ». Enfin, il faut tenir compte de « la relation houleuse qu'entretiennent les principaux états européens avec leurs voisins d'Europe de l'Est (notamment la Russie) ».

Si on choisit d'ignorer les causes du conflit pour se contenter de réactions émotives vides d'analyse, on ne peut aboutir qu'à la diabolisation et à la déshumanisation de l'autre, donc in fine à une escalade des tensions. Seul un dialogue fondé sur la compréhension mutuelle des enjeux qui travaillent les uns et les autres peut mener à la paix.

« Expliquer ce conflit, ce n'est pas le justifier, car rien ne justifie le bombardement d'un peuple souverain. »

Sacralité du droit international

Le chef de l'ONU dénonçait en mars 2022 la “violation du droit international” que constituerait l'intervention russe. Pourtant, l'intervention unilatérale de l'OTAN au Kosovo en 1999, s'est faite hors de toute résolution du Conseil de sécurité de l'ONU« En ce qu'elle viole la règle du non-recours à la force, consacrée par la Charte des Nations Unies, l'intervention de l'OTAN est contraire tant à la lettre qu'à l'esprit de celle-ci, et ne se justifie guère par l'interprétation extensive de certaines de ses dispositions. » Djamchid Momtaz, Revue internationale de la Croix-Rouge, 837, mars 2000. . La guerre en Irak, en 2003, s'est faite sous des prétextes fallacieux. L'intervention franco-américaine en Libye est allée au-delà des termes de la résolution du Conseil de Sécurité de l'ONU relative à la protection des populations civiles, conduisant le pays au chaos, avec des effets déstabilisants à l'échelle du continent. L'intervention en Syrie manquait elle aussi de cadre juridique défini. Et ce ne sont là que quelques exemples récents de la sacralité toute relative du droit international pour les nations occidentales.

« Il a fallu attendre 2004, un an après le début de la guerre américaine contre l'Irak, pour que le secrétaire général des Nations Unies alors en place, Kofi Annan, qualifie la guerre d'“illégale”, suite aux révélations concernant de graves abus des droits de l'homme, notamment les révélations d'Amnesty International sur les tortures pratiquées dans la prison d'Abu Ghraib. (...) Dans le cas de l'intervention russe, la condamnation a été immédiate. Mais ces institutions comptent-elles condamner aussi rapidement les États-Unis quand ils démarreront leur prochaine campagne de bombardements ? »

L'empathie à géométrie variable des occidentaux ne passe pas inaperçue dans le reste du monde. On constate que seuls les Occidentaux et une petite poignée d'alliés fidèles ont voté les sanctions contre la Russie à l'ONU. La neutralité que le gouvernement suisse a jugé bon d'abandonner est à la mode partout ailleurs. Sans doute parce que le reste du monde se demande où étaient les drapeaux irakiens, libyens, afghans, syriens, et tous les autres, à l'heure des invasions américaines ?

Y'a-t-il réellement une différence fondamentale entre les interventions militaires américaines et russes ? À voir les photos de Gaza qu'on fait passer pour des photos de Kiev, on pourrait croire qu'en fait toutes les interventions militaires se ressemblent.

Mais pas du tout ! Aux yeux des médias occidentaux, il faut soigneusement distinguer la bonne intervention militaire de la mauvaise intervention militaire. Les deux comportent des chars, des missiles et des cadavres. On pourrait presque les confondre. Mais dans un cas, c'est pour mieux défendre les droits de l'homme et faire prospérer la démocratie. Alors que dans l'autre cas, c'est un signe évident de barbarie et d'autoritarisme.

Comment faire la différence ? Rien de plus simple ! Il suffit de prendre en compte la distance géographique et le rapport des forces en présence. Plus la distance est grande, plus le rapport de force est inégal, plus l'intervention est juste. Elle s'inscrit alors dans une vieille tradition qu'on appelle la pédagogie à l'occidentale. Les États-Unis ne font que poursuivre la mission d'une Europe qui s'est toujours rêvée civilisatrice, à défaut d'être civilisée.


  1. Dans le journal sud-africain Mail & Guardian

  2. Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Flammarion, 1989. Cité par le rapport d'information de l'Assemblée nationale française sur le génocide Rwandais, dit “rapport Quilès” de 1996. 

  3. cf Pierre Jacquemot, « Le Rwanda et la République démocratique du Congo. David et Goliath dans les Grands Lacs », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no. 3, 2014, pp. 32-42. 

  4. D'après l'Organisation Internationale de la Francophonie. 

  5. Et, plus généralement, le regard des médias occidentaux sur l'Afrique est fortement biaisé.
    cf Serge Théophile Balima, « Afrique et télévisions francophones », Hermès, La Revue, vol. 40, no. 3, 2004, pp. 135-139. 

  6. « En ce qu'elle viole la règle du non-recours à la force, consacrée par la Charte des Nations Unies, l'intervention de l'OTAN est contraire tant à la lettre qu'à l'esprit de celle-ci, et ne se justifie guère par l'interprétation extensive de certaines de ses dispositions. » Djamchid Momtaz, Revue internationale de la Croix-Rouge, 837, mars 2000. 

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