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Sièyes – Sur les privilèges

Le privilège désigne à l'origine une loi exceptionelle, qui déroge à la loi générale parce qu'elle concerne un individu (ou une catégorie d'individus) spécifique. Dans son Essai sur les privilègesAbbé Sièyes, Essai sur les privilèges, 1788. Extraits tirés de Qu'est-ce que le Tiers-État ? Précédé de l'Essai sur les privilèges, Paris, 1822. , l'Abbé Emmanuel-Joseph Sièyes analyse la nature et le danger des privilèges. Cet essai est publié en 1788, l'année où Louis XVI décide de convoquer les états généraux du royaume.

L'Abbé Sièyes fait partie de ceux qui militent activement pour une transformation des institutions de l'Ancien Régime, à la faveur des États généraux de 1789. Élu député du Tiers-état de Paris, il joue un rôle important au sein du “parti patriote”Parmi les revendications du « parti patriote » figurent le doublement du Tiers, la délibération en commun des trois ordres et le vote par tête.  , qui rassemble une partie des futurs artisans de la Révolution française, comme Mirabeau, Lafayette ou Condorcet.

Pour Sièyes, le régime des privilèges en vigueur est responsable de la crise économique que traverse alors la FranceBien que le roi évoque également son désir d'assurer « la félicité publique », c'est principalement le déficit budgétaire de l'État qui motive la convocation des états généraux : « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons, relativement à l'état de nos finances [...]. » (Louis XVI, lettre de convocation des états généraux, 24 janvier 1789) .

« Il semble que notre malheureuse nation soit condamnée à travailler et à s’appauvrir sans cesse pour la classe privilégiée. »

Loin de contribuer à la richesse d'une nation par un quelconque effet de ruissellement putatif, les privilèges l'appauvrissent.

Sièyes déplore les privilèges accordés à la noblesse française, et prédit qu'« Un temps viendra où nos neveux indignés resteront stupéfaits à la lecture de notre histoire, et donneront à la plus inconvenable démence les noms qu’elle mérite. ». Toutefois la portée de son propos est plus générale, et s'étend au-delà des privilèges aristocratiques.Pour Sièyes, les députés des états généraux des trois ordres « ne sont encore composés que de privilégiés »

La première des lois

Pour commencer, l'abbé Sièyes rappelle ce qui pour lui constitue l'origine des lois.

« Il est une loi mère d’où toutes les autres doivent découler : Ne fais point de tort à autrui. C’est cette grande loi naturelle que le législateur distribue en quelque sorte en détail par les diverses applications qu’il en fait pour le bon ordre de la société ; de là sortent toutes les lois positives. »

Une loi inutile est une loi mauvaise parce qu'elle gêne la liberté sans représenter un gain réel pour la société. Les bonnes lois sont toujours celles qui empêchent efficacement de nuire à autrui. Car les lois sont instituées en vue du bien commun, c'est-à-dire du bien de tous.

« L’ensemble des citoyens est toujours la chose principale, la chose qui est servie. »

L'intérêt des citoyens ne doit donc jamais être sacrifié à l'intérêt de ceux qui sont censés le servir.

« Cependant, tel est le déplorable effet du long asservissement des esprits, que les peuples, loin de connaître leur vraie position sociale, loin de sentir qu’ils ont le droit même de faire révoquer les mauvaises lois, en sont venus jusqu’à croire que rien n’est à eux que ce que la loi, bonne ou mauvaise, veut bien leur accorder. »

C'est donc une méconnaissance de la nature des lois qui est à l'origine de l'oppression des peuples.

« Ils semblent ignorer [...] que les hommes, en s’associant, n’ont pu avoir pour objet que de mettre leurs droits à couvert des entreprises des méchants, et de se livrer en même temps à l’abri de cette sécurité, à un développement de leurs facultés morales et physiques [...]. »

Absurdité des privilèges

Pour Sièyes, la loi doit s'appliquer également à tous : « Si la loi est bonne, elle doit obliger tout le monde ; si elle est mauvaise, il faut l’anéantir : elle est un attentat contre la liberté. »

Les privilèges sont à la fois injustes et illogiques : « Accorder un privilège exclusif à quelqu’un sur ce qui appartient à tout le monde, ce serait faire tort à tout le monde pour quelqu’un : ce qui présente à la fois l’idée de l’injustice et de la plus absurde déraison. »

« Tous les privilèges sont donc, par la nature des choses, injustes, odieux et contradictoires à la fin suprême de toute société politique. »

Comme on l'a vu, le but de l'association civile, c'est-à-dire de la société, est d'une part de protéger les citoyens, et d'autre part de permettre le « développement de leurs facultés morales et physiques ». Selon Sièyes, loin de tendre à cet objectif, les privilèges au contraire « tendent à avilir le grand corps des citoyens ».

Cet avilissement change le regard que portent les gestionnaires de l'État sur leurs concitoyens.

« Les administrateurs ordinaires, après avoir ruiné, avili le grand corps des citoyens, s’accoutument aisément à le négliger. Ils dédaignent, ils méprisent presque de bonne foi un peuple qui ne peut jamais être devenu méprisable que par leur crime. S’ils s’en occupent encore, ce n’est que pour en punir les fautes. Leur colère veille sur le peuple, leur tendresse n’appartient qu’aux privilégiés. »

Privilège et domination

D'après Sièyes, les privilèges font naître dans le cœur des hommes « un désir insatiable de domination », et ce désir est « une vraie maladie anti-sociale ».

« Pénétrez un moment dans les nouveaux sentiments d’un privilégié. Il se considère, avec ses collègues, comme faisant un ordre à part, une nation choisie dans la nation. »

Cette conviction de faire partie d'une élite appelée à décider pour autrui creuse entre le privilégié et le reste de la nation une distance croissante : « s’il continue à s’occuper des autres, ce ne sont plus en effet que les autres [...]. »

L'idée que le privilégié se fait de la nation est ainsi altérée.

« ce n’est que le peuple, le peuple qui, bientôt dans son langage, ainsi que dans son cœur, n’est qu’un assemblage de gens de rien, une classe d’hommes créée tout exprès pour servir ; au lieu qu’il est fait, lui, pour commander et pour jouir. »

Plus d'un siècle auparavant, lors des derniers états généraux de 1614, le baron de SeneceyHenri de Bauffremont, baron (1596) puis marquis de Sennecey (1615) est gouverneur d'Auxonne et président de la noblesse aux États généraux de 1614. Son père, Claude de Bauffremont, était le président de la noblesse aux États généraux de Blois en 1588. , président de la noblesse, se plaignait au roi Louis XIII parce qu'un lieutenant civil à la tête d’une députation du Tiers-État avait osé dire : « Traitez-nous comme vos frères cadets, et nous vous honorerons et aimerons. » Or l'idée même d'une quelconque fraternité entre nobles et roturiers offense le président de la noblesse, qui conclue son discours au roi en lui demandant de réaffirmer l'écart entre nobles et roturiers : « Sire [...] faites-les mettre en leurs devoirs, et reconnaître ce que nous sommes, et la différence qu’il y a. »« J’ai honte, Sire, de vous dire les termes qui de nouveau nous ont offensés. Ils comparent votre État à une famille composée de trois frères. (...) En quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable ! En quoi tant de services rendus d’un temps immémorial, tant d’honneurs et de dignités transmis héréditairement à la noblesse, et mérités par leurs labeurs et fidélité, l’auraient-elle bien, au lieu de l’élever, tellement rabaissée, qu’elle fût avec le vulgaire en la plus étroite sorte de société qui soit parmi les hommes, qui est la fraternité ! Et non contents de se dire frères, ils s’attribuent la restauration de l’État. » (Senecey, 25 novembre 1614, cité en note dans l'édition de 1822 de l'Essai sur les privilèges). Les notes sont de l'abbé Marellet. 

Mais comment la noblesse française en est-elle venue à se considérer comme un corps à part au sein de la nation ?

L'illusion d'une supériorité personnelle

Tout d'abord, il est important de comprendre que les privilégiés sont convaincus d'être supérieurs aux autres. Bien que ce sentiment de supériorité ne se fonde pas sur leur mérite personnel mais sur leur appartenance à une caste déterminée, il se traduit néanmoins par l'illusion d'une supériorité personnelle.

C'est précisément ce que reproche Figaro au comte dans la célèbre pièce de Beaumarchais : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! ... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. »Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3. Cette pièce, qualifiée par Louis XVI “d'exécrable”, est jouée publiquement pour la première fois en 1784 après plusieurs années de censure. Elle connaît un triomphe sans pareil et sera adaptée en opéra par Mozart et Lorenzo da Ponte deux ans plus tard (Les Noces de Figaro), en prenant soin de supprimer toutes les références politiques de l'original. 

Pour Sièyes, « Le faux sentiment d’une supériorité personnelle est tellement cher aux privilégiés, qu’ils veulent l’étendre à tous leurs rapports avec le reste des citoyens. »

D'ailleurs, les privilégiés cultivent soigneusement leur sentiment de supériorité.

« Dans les vieux châteaux, le privilégié se respecte mieux, il peut se tenir plus longtemps en extase devant les portraits de ses ancêtres et s’enivrer plus à loisir de l’honneur de descendre d’hommes qui vivaient dans les treizième et quatorzième siècles ; car il ne soupçonne pas qu’un tel avantage puisse être commun à toutes les familles. Dans son opinion, c’est un caractère particulier à certaines races. (...) Si vous avez cru, par exemple, que tout homme a nécessairement son père, son grand-père, ses aïeux, etc., vous vous êtes trompé. »

La valeur de ces galeries d'images paternelles ne réside pas tant dans l'art du peintre que dans ce qu'elles évoquent. Au regard du privilégié, « elles sont sublimes par les souvenirs des temps et des mœurs de la bonne féodalité ». Car, « Celui-ci a sans cesse les yeux sur le noble temps passé. Il y voit tous ses titres, toute sa force, il vit de ses ancêtres. »

Une politesse trompeuse

Selon Sièyes, le privilégié est donc obnubilé par le bon vieux temps féodal, mais aussi par un souci exagéré de sa dignité personnelle« Un bon privilégié se complaît en lui-même, autant qu’il méprise les autres. Il caresse, il idolâtre sérieusement sa dignité personnelle [...]. » .

Ce soin excessif accordé à l'éminence de leur rang et de leur personne, peut fort bien s'accompagner d'une grande courtoisie dans les mœurs : « on est poli dans la société avec les non privilégiés, comme avec les autres ». La politesse française, d'après Sièyes, peut plus facilement masquer le mépris des privilégiés qu'ailleurs. Cependant, il ne faut pas confondre la politesse avec le respect« Ah ! gardez-vous de vous laisser séduire par des apparences grimacières et trompeuses ; ayez le bon esprit de ne voir en elles que ce qui y est, un orgueilleux attribut de ces mêmes privilèges que nous détestons. » .

« Le privilégié français n’est pas poli parce qu’il croit le devoir aux autres, mais parce qu’il croit se le devoir à lui-même. Ce n’est pas les droits d’autrui qu’il respecte, c’est soi, c’est sa dignité. Il ne veut point être confondu, par des manières vulgaires, avec ce qu’il nomme mauvaise compagnie. »

Les dangers de la vanité collective

À l'ombre des tours de son château, absorbé dans la contemplation stérile de ses ancêtres et autres futilités similaires, le privilégié peut prêter à rire.

Mais c'est collectivement qu'il devient dangereux : « La vanité, qui pour l’ordinaire est individuelle et se plaît à s’isoler, se transforme ici promptement en un esprit de corps indomptable. »

Cet esprit de corps constitue une véritable menace pour le reste de la société.

« Un privilégié vient-il à éprouver la moindre difficulté de la part de la classe qu’il méprise ? d’abord il s’irrite ; il se sent blessé dans sa prérogative ; il croit l’être dans son bien, dans sa propriété ; bientôt il excite, il enflamme tous ses coprivilégiés, et il vient à bout de former une confédération terrible, prête à tout sacrifier pour le maintien, puis pour l’accroissement de son odieuse prérogative. »

Selon Sièyes, « C’est ainsi que l’ordre politique se renverse, et ne laisse plus voir qu’un détestable aristocratisme. »

De préjugé en déraison

Sièyes note que le phénomène qu'il décrit n'a rien de nouveau : « En remontant un peu avant dans l’histoire, on voit les privilégiés dans l’usage de ravir et de s’attribuer tout ce qui peut leur convenir. »

Comment expliquer la docilité des peuples et le consentement du plus grand nombre à la domination du petit nombre ?

« Remarquons auparavant une vérité générale, c’est qu’une fausse idée n’a besoin que d’être fécondée par l’intérêt personnel, et soutenue de l’exemple de quelques siècles, pour corrompre à la fin tout l’entendement. Insensiblement, et de préjugés en préjugés, on tombe dans un corps de doctrine qui présente l’extrême de la déraison, et ce qu’il y a de plus révoltant, sans que la longue et superstitieuse crédulité des peuples en soit plus ébranlée. »

C'est donc la force des préjugés qui permet au petit nombre d'accréditer sa propre domination. Et parmi eux, le plus puissant et le plus dévastateur des préjugés, selon Sièyes, est celui qui prétend légitimer les privilèges.

« Le préjugé qui soutient les privilèges est le plus funeste qui ait affligé la terre ; il s’est plus intimement lié avec l’organisation sociale ; il la corrompt plus profondément ; plus d’intérêts s’occupent à le défendre. »

L'intrigue et la mendicité

Soutenus par des préjugés puissants, les privilèges mènent à une vanité individuelle et collective qui s'accompagne naturellement de l'amour du luxe et de l'argent.

« Quel moyen restera-t-il donc aux privilégiés pour satisfaire cet amour de l’argent qui doit les dominer plus que les autres ? l’intrigue et la mendicité. L’intrigue et la mendicité deviendront l’industrie particulière de cette classe de citoyens (...) ; ainsi, partout où ce double talent pourra s’exercer avec fruit, soyez sûr qu’ils s’établiront de manière à écarter toute concurrence de la part des non privilégiés. Ils remplissent la cour, ils assiégeront les ministres, ils accapareront toutes les grâces, toutes les pensions, tous les bénéfices. »

En quoi consiste cette mendicité particulière ?

« La mendicité privilégiée [...] consiste, comme toute autre mendicité, à tendre la main en s’efforçant d’exciter la compassion et à recevoir gratuitement ; seulement la posture est moins humiliante ; elle semble, quand il le faut, dicter un devoir, plutôt qu’implorer un secours. »

La perception qu'on a des choses y est pour beaucoup : « il a suffi pour l’opinion que l’intrigue et la mendicité dont il s’agit ici fussent spécialement affectées à la classe privilégiée, pour qu’elles devinssent honorables et honorées ».

Cette mendicité n'est certes pas celle des miséreux qui courent les rues... « Ce genre de mendicité s’exerce principalement à la cour, où les hommes les plus puissants et les plus opulents en tirent le premier et le plus grand parti. »

Selon Sièyes, la convoitise des privilégiés est sans limites« Ce serait une erreur de croire que la mendicité privilégiée dédaigne les petites occasions ou les petits secours. Les fonds destinés aux aumônes du roi sont en grande partie absorbés par elle ; et pour se dire pauvre dans l’ordre des privilégiés, on n’attend pas que la nature pâtisse, il suffit que la vanité souffre. Ainsi, la véritable indigence de toutes les classes de citoyens est sacrifiée à des besoins de vanité. » . Et c'est aussi par vanité et par convoitise que les privilégiés s'efforcent d'obtenir les meilleures places au sein de l'administration publique, et non dans l'intention de servir la nation. « L’intrigue [...] parvient à faire considérer ces places comme des postes à argent, établis, non pour remplir des fonctions qui exigent des talents, mais pour assurer un état convenable à des familles privilégiées. »

Le monopole de l'administration

Travaillés par leur désir de domination, les privilégiés ne se contentent pas d'intriguer. Ils souhaitent s'accaparer l'État, et se servir des lois pour renforcer leurs privilèges et leur monopole au sein de l'administration« Ces hommes habiles ne se rassureront pas sur leur supériorité dans l’art de l’intrigue ; comme s’ils craignaient que l’amour du bien public ne vînt, dans des moments de distraction, à séduire le ministère, ils profiteront à propos de l’ineptie ou de la trahison de quelques administrateurs ; ils feront enfin consacrer leur monopole par de bonnes ordonnances, ou par un régime d’administration équivalent à une loi exclusive. » .

Or, pour Sièyes, la mainmise des privilégiés sur les postes clés de l'État ne peut conduire qu'à la ruine du pays.

« C’est ainsi qu’on dévoue l’État aux principes les plus destructeurs de toute économie publique. Elle a beau prescrire de préférer en toutes choses les serviteurs les plus habiles et les moins chers, le monopole commande de choisir les plus coûteux, et nécessairement les moins habiles [...]. »

Le monopole a pour effet connu d'empêcher les plus qualifiés d'accéder aux postes où leurs talents seraient utiles, au profit d'incompétents cooptés par d'autres incompétents. C'est par ce monopole que les privilégiés se maintiennent au pouvoir et accroissent leur privilèges. « Ce n’est pas vainement que l’administration est composée de privilégiés ; elle veille avec une tendresse paternelle à tous leurs intérêts. »

Pour le malheur de tous

Mais en enfreignant la première des lois (« Ne fais point de tort à autrui. »), les privilégiés portent atteinte à leur propre humanité, et témoignent de la profonde ignorance dans laquelle ils sont : « [...] des vues aussi mesquines, aussi misérables, ne peuvent appartenir qu’à des gens qui ne connaissent rien aux vrais rapports qui lient les hommes dans l’état social. »

Le pire, dans cette triste histoire, c'est donc que l'accumulation des privilèges ne rend personne heureux, pas même les privilégiés eux-mêmes. La vanité qui les tient à distance des autres, les détourne à la fois du bonheur public et du bonheur tout court« Pour expliquer la soif ardente d’acquérir des privilèges, on pensera peut-être que, du moins, au prix du bonheur public, il s’est composé, en faveur des privilégiés, un genre de félicité particulière, dans le charme enivrant de cette supériorité dont le petit nombre jouit, auquel un grand nombre aspire, et dont les autres sont réduits à se venger par les ressources de l’envie ou de la haine.

Mais oublierait-on que la nature n’imposa jamais des lois impuissantes ou vaines ; [...] et que c’est un échange perfide que celui qui est offert par la vanité contre cette multitude de sentiments naturels dont la félicité réelle se compose ? »
 
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D'après Sièyes, si les privilégiés étaient plus lucides sur leur situation, « ils se hâteraient d’abjurer les nombreuses vanités auxquelles ils ont été dressés dès l’enfance ». Car, s'ils avaient réellement à cœur leur propre intérêt, « ils se méfieraient d’un ordre de choses qui s’allie si bien avec le despotisme ».

En effet, les privilèges représentent des chaînes dorées. Ils constituent une forme d'asservissement en cela qu'ils détournent les hommes d'une liberté véritable et donc de leur intérêt réel. Les « vains privilèges de la servitude » ne compensent pas la perte des libertés civiques pour tous, privilégiés compris. Les lois justes profitent à tout le monde. Une société où règnent les privilèges est une société mal organisée, soumise aux aléas du despotisme, et où personne n'est réellement à l'abri de l'arbitraire du pouvoir, pas même les privilégiés eux-mêmes. Finalement, en matière d'organisation sociale et politique, selon Sièyes, « les privilèges gâtent tout et ne dédommagent de rien ».


  1. Abbé Sièyes, Essai sur les privilèges, 1788. Extraits tirés de Qu'est-ce que le Tiers-État ? Précédé de l'Essai sur les privilèges, Paris, 1822. 

  2. Parmi les revendications du « parti patriote » figurent le doublement du Tiers, la délibération en commun des trois ordres et le vote par tête. 

  3. Bien que le roi évoque également son désir d'assurer « la félicité publique », c'est principalement le déficit budgétaire de l'État qui motive la convocation des états généraux : « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons, relativement à l'état de nos finances [...]. » (Louis XVI, lettre de convocation des états généraux, 24 janvier 1789) 

  4. Pour Sièyes, les députés des états généraux des trois ordres « ne sont encore composés que de privilégiés »

  5. Henri de Bauffremont, baron (1596) puis marquis de Sennecey (1615) est gouverneur d'Auxonne et président de la noblesse aux États généraux de 1614. Son père, Claude de Bauffremont, était le président de la noblesse aux États généraux de Blois en 1588. 

  6. « J’ai honte, Sire, de vous dire les termes qui de nouveau nous ont offensés. Ils comparent votre État à une famille composée de trois frères. (...) En quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable ! En quoi tant de services rendus d’un temps immémorial, tant d’honneurs et de dignités transmis héréditairement à la noblesse, et mérités par leurs labeurs et fidélité, l’auraient-elle bien, au lieu de l’élever, tellement rabaissée, qu’elle fût avec le vulgaire en la plus étroite sorte de société qui soit parmi les hommes, qui est la fraternité ! Et non contents de se dire frères, ils s’attribuent la restauration de l’État. » (Senecey, 25 novembre 1614, cité en note dans l'édition de 1822 de l'Essai sur les privilèges). Les notes sont de l'abbé Marellet. 

  7. Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3. Cette pièce, qualifiée par Louis XVI “d'exécrable”, est jouée publiquement pour la première fois en 1784 après plusieurs années de censure. Elle connaît un triomphe sans pareil et sera adaptée en opéra par Mozart et Lorenzo da Ponte deux ans plus tard (Les Noces de Figaro), en prenant soin de supprimer toutes les références politiques de l'original. 

  8. « Un bon privilégié se complaît en lui-même, autant qu’il méprise les autres. Il caresse, il idolâtre sérieusement sa dignité personnelle [...]. » 

  9. « Ah ! gardez-vous de vous laisser séduire par des apparences grimacières et trompeuses ; ayez le bon esprit de ne voir en elles que ce qui y est, un orgueilleux attribut de ces mêmes privilèges que nous détestons. » 

  10. « Ce serait une erreur de croire que la mendicité privilégiée dédaigne les petites occasions ou les petits secours. Les fonds destinés aux aumônes du roi sont en grande partie absorbés par elle ; et pour se dire pauvre dans l’ordre des privilégiés, on n’attend pas que la nature pâtisse, il suffit que la vanité souffre. Ainsi, la véritable indigence de toutes les classes de citoyens est sacrifiée à des besoins de vanité. » 

  11. « Ces hommes habiles ne se rassureront pas sur leur supériorité dans l’art de l’intrigue ; comme s’ils craignaient que l’amour du bien public ne vînt, dans des moments de distraction, à séduire le ministère, ils profiteront à propos de l’ineptie ou de la trahison de quelques administrateurs ; ils feront enfin consacrer leur monopole par de bonnes ordonnances, ou par un régime d’administration équivalent à une loi exclusive. » 

  12. « Pour expliquer la soif ardente d’acquérir des privilèges, on pensera peut-être que, du moins, au prix du bonheur public, il s’est composé, en faveur des privilégiés, un genre de félicité particulière, dans le charme enivrant de cette supériorité dont le petit nombre jouit, auquel un grand nombre aspire, et dont les autres sont réduits à se venger par les ressources de l’envie ou de la haine.

    Mais oublierait-on que la nature n’imposa jamais des lois impuissantes ou vaines ; [...] et que c’est un échange perfide que celui qui est offert par la vanité contre cette multitude de sentiments naturels dont la félicité réelle se compose ? »
     

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