Vandana Shiva – Relocaliser l’alimentation
La mondialisation s’est accompagnée d’une standardisation de l’alimentation.
« Dans un rapport de mars 2014, le Centre international d’agriculture tropicale a montré que le régime alimentaire dit “globalisé” qui gagne chaque jour du terrain, nuit à la biodiversité agricole. Il ne repose plus que sur quatre grandes cultures : le blé, le riz, la pomme de terre et le sucreThe International Center for Tropical Agriculture (CIAT), “Increasing Homogeneity within Global Food Supplies”, in Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2014. . Non seulement cet appauvrissement est préjudiciable pour l’environnement, mais il affaiblit aussi la souveraineté alimentaire (par absence d’alternative lorsqu’une récolte est mauvaise) et favorise l’obésité, les maladies cardiovasculaires et le diabète. »Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Entretiens, Actes Sud, 2014.
Aujourd’hui, le modèle économique à l’origine de ce régime alimentaire globalisé est lui-même en danger.
Une agriculture biologique
« Tout d’abord, l’ordre économique actuel basé sur la croissance illimitée est en train de s’effondrer. Les crises financières le montrent bien : un système qui donne plus d’importance à des transactions virtuelles qu’à la condition des êtres humains et de la planète ne peut pas durer. Cet ordre ne survit aujourd’hui que parce que l’argent public vient indéfiniment au secours des banques et des entreprises privées, plutôt que d’être consacré à restaurer l’environnement et à créer des moyens de survie pour les plus pauvres. Ce système ne tiendrait pas non plus sans l’escalade de violence que nous connaissons, contre la population et les ressources. »
C’est précisément pourquoi, selon Vandana Shiva, le retour à l’agriculture biologique et aux semences paysannes paraît plus que jamais nécessaire, parce qu’elles sont plus résistantes et s’adaptent mieux aux aléas climatiques.
« La résilience est l’avantage le plus remarquable qu’offrent les graines traditionnelles. Le monde souffre de plusieurs formes d’instabilité, auxquelles les semences paysannes apportent une réponse salutaire. Face aux crises économiques récurrentes, les agriculteurs sont plus forts et plus autonomes s’ils peuvent reproduire leurs propres graines, ce qui est un critère propre aux semences paysannes.
Elles apportent également une forme de stabilité dans un contexte climatique où les inondations et les sécheresses sont de plus en plus fréquentes et imprévisibles. Les graines conventionnelles, qui ne poussent qu’avec une quantité d’eau précise, s’avèrent inutiles quand cet apport parfait n’est plus garanti. Les semences paysannes, qui, année après année, se sont adaptées aux aléas du climat dans une région donnée, offrent une plus grande souplesse.
Tout change dans l’environnement et il faut accepter, prendre en compte et accompagner cette évolution. Chercher une graine idéale sur tous les sols et par tous les temps est donc voué à l’échec. (...) Il faut donc promouvoir une gestion dynamique et évolutive de la biodiversité. »
Il est en effet important de tenir compte de la complexité du vivant et de ses interactions avec son milieu. C'est d'ailleurs ce que reproche Vandana Shiva à l'essentialisme génétique, qui considère les gènes comme le seul facteur déterminant dans le développement de la plante, en négligeant le rôle de l'environnement. Nous avons vu que les plantes génétiquement modifiées pour lutter contre les insectes nuisibles (semences Bt) fragilisent l'écosystème, car les pesticides qu'elles contiennent tuent les microorganismes qui vivent dans la terre.
Au contraire des grands groupes semenciers cherchant à renforcer leur monopole sur le vivant, l'agriculture biologique (on peut aussi songer à la permaculture, quoique Shiva n'aborde pas ce sujet), au lieu de nuire à l'environnement, l'enrichit.
« Quantité de données montrent que les sols cultivés de manière biologique s’enrichissent en nutriments. Ces méthodes favorisent l’apparition d’organismes qui nourrissent le sol : cela multiplie le taux de potassium par onze, le taux d’azote par cinq, le taux de magnésium par trois et celui du calcium par deuxPeter H. Raven, Susan E. Eichhorn et Ray F. Evert, Biologie végétale, traduction de la 8ème édition américaine par J. Bouharmont, De Boeck, 3ème édition, 2014 (2000).
De façon schématique, l'azote (N) agit directement sur la croissance des végétaux ; le phosphore (P) concentre son action sur l’enracinement, la résistance et la fécondation ; le potassium (K) augmente la résistance des végétaux et favorise le développement des bulbes. . Donc les graines sont une chose et la manière de les cultiver en est une autre. Mais ces deux aspects sont absolument indissociables pour obtenir une bonne récolte. »
Une agriculture à taille humaine
Le modèle économique qui sous-tend l’agriculture industrielle et le régime alimentaire globalisé qui va avec n’est pas une fatalité. Vandana Shiva rappelle que dans la nature chaque organisme vivant est autogéré. De la même façon, « Le système économique doit être envisagé comme un organisme vivant et s’organiser à partir de petites cellules autonomes qui coopèrent. (...) La manière dont l’alimentation est produite doit permettre l’autogestion. »
Certes, face aux géants de l’agro-chimie, le fermier ordinaire a l’air de livrer un combat de David contre Goliath. Cependant la petite taille des fermes traditionnelles n’est pas nécessairement un handicap, et peut même devenir un atout considérable.
« La performance des petites unités de production découle précisément de leur taille humaine. Dans une économie d’envergure modeste, les hommes peuvent prendre soin de leur lopin de terre et connaître chacun de leurs cinquante moutons. À partir du moment où vous franchissez une certaine taille, la nécessité de “gérer” et l’omniprésence de la machine dégradent à la fois l’environnement naturel qui permet la production alimentaire et la communauté humaine. Les grandes exploitations sont contraintes de remplacer les gens par des herbicides, les animaux par des machines, et en somme de construire une usine, une industrie. Ensuite celle-ci se débarrasse des petits fermiers et ce processus conduit mécaniquement le système financier à prendre possession de vos terres, avant que vous n’ayez le temps de vous retourner. Tout le soin porté à la nature et aux autres se perd. Un modèle de cette ampleur accule les producteurs à la monoculture et sacrifie la qualité gustative et nutritionnelle. »
Donc le retour à des pratiques agricoles à plus petite échelle présente beaucoup d’avantages, tant au niveau nutritionnel et gustatif qu’au niveau de l’autonomie des agriculteurs et de la santé des écosystèmes.
L’objectif, pour Vandana Shiva, est de construire une véritable alternative à cette industrie délétère pour l’environnement et les hommes. D’après elle, nous pourrions créer un système produisant une nourriture de qualité pour tous, grâce à des circuits courts et au retour de l’agriculture à petite échelle. Sans ce changement de paradigme agro-alimentaire, nous risquons d’assister à un véritable effondrement du système alimentaire, trop fragile et soumis aux instabilités financières pour résister à une crise majeure.
Une agriculture locale
Dans ce contexte d'urgence climatique et d'instabilité économique, toutes les initiatives comptent. La biodiversité agricole – la biodiversité en général – est un enjeu majeur si nous souhaitons préserver un futur vivable pour les générations à venir.
« Les initiatives individuelles ne doivent donc pas être négligées. Elles sont au contraire le point de départ d’un vrai changement de paradigme : nos jardins sont des sanctuaires très utiles pour préserver la biodiversité agricole. »
D’autre part, Vandana Shiva estime que nos comportements alimentaires constituent un levier d’action pour reprendre le pouvoir.
« Contrairement aux décisions des gouvernements qui peuvent prendre du temps puis, une fois votées, être contournées, les changements de comportement des consommateurs ont un effet immédiat et un impact certain. Un produit boycotté cesse forcément d’être vendu et une filière vertueuse qui suscite l’engouement des citoyens est vouée à réussir. »
Elle encourage les consommateurs à diversifier leur alimentation et à se réapproprier les traditions de leur terroir.
« Les consommateurs doivent donc privilégier des plats plus variés, et notamment les spécificités culinaires de leur culture et de leur territoire. Cette diversification de nos assiettes poussera les producteurs à adopter un éventail plus large et contribuera à restaurer l’usage de semences plus variées. Cette diversification accroît la résilience des fermiers et de la population, et rend aussi l’alimentation plus saine : seul un apport varié de nutriments permet de se maintenir en bonne santé. »
Vandana Shiva cite en exemple les potagers municipaux et fermes biologiques de la ville de Rome ainsi que les jardins partagés de Berlin. Elle insiste sur l’idée que les jardins partagés concernent toutes les catégories de la population, y compris, et peut-être surtout, les plus pauvres.
« Les populations pauvres s’approvisionneront tôt ou tard dans les marchés de paysans et autres circuits courts qui offrent aussi une solution économique, saine et écologique face à la précarité. En l’absence d’intermédiaires, les produits bio sont plus abordables [...]. »
Certes l’État, en particulier au niveau local, peut avoir un impact positif : « Parmi les acteurs les plus stratégiques, les gouvernements locaux (départements, régions...) jouent un rôle-clé. Par exemple, décider que l’hôpital local, la maison de retraite ou l’école vont recourir à une nourriture biologique a un effet considérable. »
Toutefois, pour Vandana Shiva, l’idéal serait de se réapproprier sans tarder tous les espaces à notre disposition, sans attendre l’initiative d’un gouvernement sous l’emprise du lobby agro-industriel.
« Il s’agit de planter des potagers sur tous les espaces disponibles qui s’y prêtent, de faire de nos villes, de nos campus, de nos maisons de retraite d’immenses jardins partagés, couverts de parcelles où chacun peut venir se servir gratuitement et jardiner avec ses voisins. »
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The International Center for Tropical Agriculture (CIAT), “Increasing Homogeneity within Global Food Supplies”, in Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2014.
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Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Entretiens, Actes Sud, 2014.
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Peter H. Raven, Susan E. Eichhorn et Ray F. Evert, Biologie végétale, traduction de la 8ème édition américaine par J. Bouharmont, De Boeck, 3ème édition, 2014 (2000).
De façon schématique, l'azote (N) agit directement sur la croissance des végétaux ; le phosphore (P) concentre son action sur l’enracinement, la résistance et la fécondation ; le potassium (K) augmente la résistance des végétaux et favorise le développement des bulbes.