Dixitologie

synthèses à lire, écouter, voir

Vandana Shiva – Les trois révolutions vertes

Les premiers agriculteurs, il y a plus de 10 000 ans, sélectionnaient déjà certaines graines afin de les replanter l’année suivante. Au fil des migrations humaines, les agriculteurs ont acclimaté des espèces à leur environnement local et contribué à façonner la biodiversité agricole.

Vandana Shiva souligne que « Les semences paysannes sont le résultat de millions d’années d’évolution et de milliers d’années d’essaimage et d’usage par les fermiers. Elles découlent donc du travail des paysans et non des entreprises semencières. »Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Entretiens, Actes Sud, 2014.  Cette biodiversité agricole est le fruit de l’intelligence collective de différentes cultures à travers le temps et l’espace.

Or l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que les trois quarts de la diversité agricole ont disparu au cours du siècle dernier. Les conséquences de cette perte de diversité sont dramatiques. La monoculture intensive menace toute la biodiversité environnante.

« Prenons l’exemple du maïs : en Amérique du Sud, les indigènes ne le cultivaient jamais tout seul. Il faisait toujours partie d’un ensemble de plantes appelées “les trois sœurs” : le maïs, les haricots et les courges, chacune cultivée en de multiples variétés. Du reste, dans les villages traditionnels autour de Mexico, vous pouvez encore trouver des milliers de courges différentes et des haricots sous toutes leurs formes. Mais, lorsque vous remplacez cette incroyable biodiversité par une monoculture basée sur des graines non reproductibles, le système entier s’effondre. »

Pour mieux comprendre ce phénomène, il est important de garder à l’esprit que l’agriculture s’est profondément transformée au cours du XXème siècle. L’agriculture moderne a connu trois révolutions qui ont profondément bouleversé les pratiques paysannes et le type de semences utilisé. D’après Vandana Shiva, ces trois grandes transformations de l’agriculture moderne sont conceptuellement solidaires.

« Ces trois révolutions sont basées sur le même présupposé, selon lequel la vie est une matière première et les organismes qui la composent, de simples machines. Cette idée ne tient pas compte du fait que le vivant est complexe, basé sur la diversité et sur une forme d’autonomie, d’auto-organisation. »

La 1ère révolution verte (chimie)

La première de ces révolutions vertes intègre la chimie dans l’agriculture, avec l’apparition de semences hybrides à grand rendement. Pour mieux contextualiser le propos de Vandana Shiva, rappelons rapidement qui sont, historiquement, les premiers acteurs de cette révolution verte.

C’est d'abord au Mexique que les semences hybrides font leur apparition, en 1943, avec la collaboration de la fondation Rockefeller.

Notons que l’intérêt de la fondation Rockefeller pour la génétique, qu’elle s’applique aux plantes ou aux hommes, n’a rien de nouveau. Dès 1913, c’est-à-dire dès sa création, la fondation Rockefeller finance les programmes eugénistes américains, la Société eugénique Française, ainsi que les programmes eugénistes de l’Allemagne nazie. À travers l'une de ses sociétés, la Standard Oil, la fondation Rockefeller collabore également avec IG-Farben, qui commercialise de nombreux produits chimiques : médicaments, plastiques, colorants, mais aussi engrais azotés, insecticides (le sarin, adapté à partir de 1950 pour servir de gaz toxique pour l'OTAN) et pesticides, notamment le Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz. La société IG-Farben était elle-même issue du rapprochement entre les entreprises BASF, Bayer et Agfa.

Cette révolution verte entamée au Mexique se poursuit en Inde dans les années 1960.

Norman Borlaug, mandaté par la fondation Rockefeller pour sélectionner de nouvelles variétés de blé, sera récompensé du prix Nobel de la paix en 1970 pour l'introduction de variétés de “blé semi-nain” à haut rendement (Blé Norin 10). Selon Norman Borlaug, ces variétés à haut rendement (VHR) auraient quasiment doubler la production de blé en Inde et au Pakistan entre 1965 et 1970.

Les Variétés à Haut Rendement sont en effet capables de produire deux à trois fois plus que les variétés anciennes. Cependant ces hauts rendements ne sont pas sans contrepartie pour les agriculteurs. D'une part, les rendements ne sont au rendez-vous qu'à condition d'utiliser des engrais et des pesticides nocifs pour la biodiversité. D'autre part, les agriculteurs se retrouvent dépendants des grands semenciers pour l'achat de tous leurs intrants (semences, engrais, pesticides).

« La spécificité fondamentale des graines hybrides est de ne pas perdurer d’une génération à l’autre : elles sont rendues non reproductibles en seconde génération. (...) Les fermiers doivent donc les racheter chaque année puisque leur reproduction est impossible. L’industrie elle-même affirme que cela crée un “marché captif” dont les fermiers sont prisonniers. Chronologiquement, la première atteinte au principe des graines paysannes vient donc des graines hybrides, et tout particulièrement du maïs hybride. Dès lors, les semences sont devenues un produit industriel et non plus une pratique paysanne. »

Avec la première révolution verte, on est donc progressivement passé à une agriculture chimique, où les semences sont produites de façon industrielle. Ces variétés hybrides à haut rendement vont de pair avec l’utilisation de produits phytosanitaires et d’engrais minérauxLes engrais se répartissent en deux groupes : les engrais chimiques ou engrais minéraux, qui incorporent des éléments nutritifs en forte concentration (sous forme liquide, de poudre ou de granulés) et les engrais naturels ou engrais organiques, qui sont fabriqués à partir de substance animale et/ou végétale (fumier, résidus d’os, purin d'ortie etc.). , et sont souvent plus gourmandes en eau.

La 2ème révolution verte (OGM)

La deuxième révolution verte va introduire les biotechnologies dans l’agriculture à partir des années 1990. Quelle est la différence entre semences hybrides et OGM ?

« La différence vient du fait que les hybrides ne contiennent pas de gènes issus d’autres espèces et sans rapport avec elles, ce qui est le cas des OGM. Autre nuance : les graines hybrides ne peuvent pas être brevetées. Les OGM ajoutent donc une barrière légale : l’interdiction de reproduire les graines. »

Les semences OGM ont été introduite suite à l’identification en 1977 du plasmide TiUn plasmide est une molécule d'ADN distincte de l'ADN chromosomique, capable de réplication autonome et non essentielle à la survie de la cellule. On trouve les plasmides principalement dans les bactéries. Le plasmide Ti de la bactérie Agrobacterium tumefaciens est un outil génétique moléculaire qui permet de transférer un fragment d’ADN dans le génome d’une plante.  de la bactérie du sol Agrobacterium tumefaciens. C’est cette bactérie qui est utilisée pour créer les premières plantes transgéniques. Le principe est simple, il s'agit de modifier la plante, de sorte qu'elle devienne compatible avec les produits chimiques vendus par les multinationales de l'agro-chimie.

« Depuis deux décennies de commercialisation des OGM, la plupart des modifications génétiques s’appuient sur seulement deux caractéristiques : certaines semences sont conçues pour résister aux herbicides et d’autres pour la lutte contre les insectes nuisibles (semences Bt). Les premières produisent des substances afin de survivre aux produits chimiques destinés à éradiquer les mauvaises herbes. Les secondes hébergent en elles-mêmes les pesticides tuant les nuisibles. »

Les grands semenciers font beaucoup de promesses, principalement sur le rendement et la résilience des plantes génétiquement modifiées. Cependant, les promesses de ces multinationales sont loin d’être tenues.

« Aujourd’hui, nous avons le recul nécessaire pour affirmer qu’aucune des deux caractéristiques ne joue son rôle. Les graines Bt favorisent finalement l’apparition de parasites encore plus difficiles à éradiquer. Quant aux graines résistantes aux herbicides de type Roundup (Roundup Ready), elles suscitent le développement de mauvaises herbes encore plus vivaces. »

Par exemple, d'après Vandana Shiva, l’introduction du coton OGM Bt en Inde a fait baisser les rendements.

« Pourquoi ? Tout simplement parce que les OGM détruisent le coeur même du fonctionnement de la plante, qui lui permet de se développer et d’être en bonne santé. Quand les toxines Bt imprègnent le sol, elles tuent les microorganismes qui vivent dans la terre. Les plantes modifiées pour offrir une meilleure résistance aux pesticides fragilisent l’écosystème qui devient lui-même vulnérable et ne peut plus assurer la bonne santé de la plante. »

Selon elle, nous disposons déjà des données nécessaires pour établir l'inefficacité de l'agriculture OGM.

« L’“Évaluation internationale des connaissances des sciences et des technologies agricoles pour le développement” (IAASTDAgriculture at a Crossroads, International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD), Island Press, 2009. ), commanditée par l’ONU et menée par quatre cents chercheurs pendant quatre ans, a établi sans ambiguïté que le recours aux OGM ne solutionnera en rien la question de notre sécurité alimentaire, dans l’avenir. (...) Elle confirme le fait que cette technologie est inefficace et inutile, pour une raison simple : elle ne tient pas compte de la complexité et du fonctionnement interne des organismes vivants. Le principe de l’agriculture OGM suppose que les gènes peuvent agir isolément et qu’ils déterminent à eux seuls la bonne santé d’une plante ou le rendement d’une culture. Non seulement les gènes sont interdépendants et n’agissent pas de manière cloisonnée, mais bien d’autres facteurs contribuent à la réussite d’une culture : ensoleillement, pluviométrie, fertilité des sols, etc. »

C'est pourquoi, d'après Vandana Shiva, ces transformations de l'agriculture ne peuvent pas être pérennes.

« Les deux premières révolutions étaient donc vouées à l’échec : l’agriculture chimique et intensive conduit à la monoculture alors même que la biodiversité s’avère indispensable à la vie. Quant aux biotechnologies, elles supposent que les gènes peuvent agir isolément, bien que chacun dépende étroitement des autres et porte en lui plusieurs caractéristiques (rendement, résilience, etc.). »

La 3ème révolution verte (biologie synthétique)

Pour finir, la troisième révolution que connaît l’agriculture moderne prend corps à travers la biologie synthétique.

Il s’agit, d’après Vandana Shiva, d’« une technologie émergente destinée à transformer des organismes naturels en “usines vivantes” et en carburants ».

« Cette discipline espère notamment créer de toutes pièces des systèmes biologiques fonctionnant comme des ordinateurs ou des usines. Il s’agit de chaînes de réactions chimiques impliquant la création artificielle de micro-organismes (des bactéries par exemple) utilisés comme des “usines cellulaires” produisant des molécules. Celles-ci servent ensuite de base pour la production de polymères ou de carburants issus de matières premières végétales. »

La biologie synthétique, encore embryonnaire, suscite néanmoins de nouvelles inquiétudes.

« La troisième révolution s’écarte encore davantage des fondements de la vie sur Terre. Elle considère la biomasse comme un matériau a priori improductif, usagé et inutile tant qu’il n’est pas transformé en biocarburant. Cette troisième révolution est présentée comme une nouvelle “bioéconomie” (...) : la Banque mondiale prévoit que 18 à 44 millions d’hectares de terres agricoles actuellement destinées à l’alimentation seront converties à la production industrielle, et en particulier de biocarburants, d’ici à 2030Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO, 2011-2020. . »

Cette troisième révolution suscite une véritable ruée des fonds d’investissement vers les terres agricoles à partir des années 2000. Vandana Shiva rappelle que Morgan Stanley a par exemple acheté 40 000 hectares en Ukraine, et que BlackRock a monté un fonds d’investissement agricole de 200 millions de dollars. Ces achats massifs de terres agricoles touchent d'abord les pays en développement, mais les pays dits “développés” sont aussi concernés par ce phénomène.

« Cette mutation provoque une pression inouïe sur les terres agricoles, à tel point que les investisseurs acquièrent des surfaces cultivables partout dans le monde (...). Après la spéculation sur les denrées alimentaires, les acteurs de la finance misent aujourd’hui sur les terres. »

Cette pression sur les terres agricoles constitue selon elle un nouveau danger pour l'alimentation mondiale et pour notre planète. D'après Vandana Shiva, ces trois révolutions représentent moins un progrès qu'un danger pour les hommes et la nature. Ces transformations récentes de l'agriculture nuisent au vivant, parce qu'elles en nient la complexité et altèrent l'écosystème sans maîtriser les conséquences à long terme de ces modifications.


  1. Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Entretiens, Actes Sud, 2014. 

  2. Les engrais se répartissent en deux groupes : les engrais chimiques ou engrais minéraux, qui incorporent des éléments nutritifs en forte concentration (sous forme liquide, de poudre ou de granulés) et les engrais naturels ou engrais organiques, qui sont fabriqués à partir de substance animale et/ou végétale (fumier, résidus d’os, purin d'ortie etc.). 

  3. Un plasmide est une molécule d'ADN distincte de l'ADN chromosomique, capable de réplication autonome et non essentielle à la survie de la cellule. On trouve les plasmides principalement dans les bactéries. Le plasmide Ti de la bactérie Agrobacterium tumefaciens est un outil génétique moléculaire qui permet de transférer un fragment d’ADN dans le génome d’une plante. 

  4. Agriculture at a Crossroads, International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD), Island Press, 2009. 

  5. Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO, 2011-2020. 

«
«

»