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Vandana Shiva – La tyrannie des brevets

Les brevets, un rempart pour l’innovation ?

La propriété intellectuelle est quelquefois présentée comme le rempart des créateurs et de l’innovation. À y regarder de plus près cependant, elle est bien plus souvent un frein au progrès qu’un adjuvant.

«Tout d’abord, le mythe selon lequel le dépôt de brevet stimule la créativité découle d’une conception erronée de la connaissance. Celle-ci suppose que le savoir est un bien, un actif n’appartenant qu’à son prétendu inventeur. Qu’il émerge un beau jour, sans lien avec les recherches passées ou à venir, isolé dans le temps et dans l’espace, et déconnecté de la société. (...)

Plus concrètement, l’histoire scientifique montre que la propriété intellectuelle ne stimule en rien la recherche. La plupart des travaux qui donnent lieu à des brevets ont été effectués par des universités publiques. Y compris dans le domaine du séquençage génétiqueLe séquençage de l'ADN consiste à déterminer la succession des bases de l’ADN, c’est-à-dire déterminer l'ordre d'enchaînement des nucléotides pour un fragment d’ADN donné.  ou de la recombinaison de l’ADNLa recombinaison génétique consiste à couper une molécule d’ADN et la joindre à une autre.  : les recherches n’ont pas été faites par les entreprises qui utilisent ces découvertes. (...)

Donc, les organisations qui recherchent et celles qui déposent les brevets sont deux catégories bien distinctes. Les entreprises tirent souvent les profits d’un travail qui n’est pas le leur et ne partagent pas avec la société les bénéfices des découvertes qu’elles valorisent : les droits de propriété intellectuelle bloquent la libre circulation et le partage des connaissances, donc la recherche. »Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Entretiens, Actes Sud, 2014. 

Dans bien des domaines scientifiques, les effforts de recherche et les découvertes sont le fruit d’un effort public et universitaire, tandis que les profits sont privatisés par les entreprises qui déposent des brevets. C’est notamment le cas en médecine. En plus de s’approprier le fruit de recherches publiques, les multinationales s’emparent aussi de savoirs-faire traditionnels pour les commercialiser.

« Le curcuma, par exemple, désinfecte [...]. Mais bien sûr, pour les “experts”, il s’agissait d’une superstition primitive puisque cela appartenait à la médecine ayurvédique. Puis l’industrie l’a breveté pour ses propriétés antibiotiques, il y a une quinzaine d’années. »

De même pour le margousier, aussi appelé neem.

« Jusqu’à ce moment-là, la littérature scientifique occidentale présentait les vertus agricoles du neem comme une superstition indienne. Et lorsque l’agro-industrie a compris son erreur, elle a breveté le neem ! Ce que l’on appelait “superstition” s’est transformé en “invention”. »

Ainsi, à travers les dépôts de brevets, les multinationales s’approprient à la fois le savoir universitaire issu de la recherche publique et les savoirs-faire ancestraux pour en faire des profits.

Accords internationaux et biopiraterie

Dans le domaine de l’agro-industrie, les brevets sont au cœur du modèle économique des grands semenciers.

« Ils assimilent les graines à des inventions humaines à partir desquelles on peut percevoir des droits et des redevances. (...) Ce procédé pirate littéralement les droits des fermiers, parce que les semences ne peuvent pas être inventées et parce que toutes les graines naissent dans la nature et évoluent ensuite entre les mains des fermiers. Chaque semence brevetée dépossède donc la nature et les agriculteurs. »

C’est par le terme de “biopiraterie” que Vandana Shiva désigne ce processus de privatisation du vivant, en l’occurence des graines, qui tire partie des lois concernant la propriété intellectuelle. Cette piraterie du vivant s’appuie sur la possibilité légale de breveter des gènes. Ainsi, c'est par le biais de brevets portant sur les gènes que s'établissent les brevets sur les plantes.Avec le TIRPAA (Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture), la protection du brevet sur un gène s’étend à toute plante qui contient ce gène et exprime la fonction décrite dans le brevet – même si ce gène n’est qu’un parmi les milliers de gènes qui composent le génome de cette plante. 

« Le maïs vient du Mexique et chaque brevet sur le maïs est un vol à l’égard des Mexicains et des populations d’Amérique centrale. De la même manière, l’Europe a sa propre biodiversité cultivée et chaque brevet sur ses espèces est un vol. »

Selon Vandana Shiva, les multinationales portent atteinte aux droits des pays dont sont originaires les plantes sur lesquelles ils déposent des brevets : « Donc chaque brevet sur le soja relève d’une biopiraterie contre la Chine, le Japon ou d’autres pays. »

Cette “biopiraterie” est rendue possible par les accords internationaux en matière de propriété intellectuelle. Vandana Shiva alerte notamment sur les méfaits de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).

« Les ADPIC sont l’un des piliers du régime du commerce global mis en œuvre par l’Organisation mondiale du commerce. Ils définissent des standards minima de protection des droits de propriété intellectuelle dans 135 pays. Ce texte permet de breveter le vivant, alors qu’autrefois seuls les objets pouvaient donner lieu à un brevet. Les ADPIC ouvrent donc la porte à la biopiraterie : ils offrent aux entreprises un outil juridique pour faire de la biodiversité une marchandise. Ce traité n’a pas fait l’objet de négociations démocratiques et tente d’imposer les valeurs des multinationales au monde entier. »

Ardemment défendu par les États-Unis, l’accord sur les ADPIC a ouvert la voie au brevetage des semences et du vivant en général. L’article 27.3B de cet accord fait particulièrement polémique, puisqu’il autorise indirectement les brevets sur le vivant. Selon Vandana Shiva, cet accord favorise la bio-piraterie.

« C’est un instrument de protectionnisme au service des monopoles industriels sur les semences, mais aussi sur les technologies, les gènes et les médicaments. Il donne aux grandes entreprises le pouvoir d’utiliser les droits de propriété intellectuelle pour entraver toute concurrence. Le niveau excessivement élevé de protection de la propriété intellectuelle qui est exigé accorde un véritable privilège, une rente aux détenteurs des droits, au détriment de l’intérêt général. L’Accord sur les ADPIC encourage le pillage de la biodiversité et nuit aux droits économiques, sociaux et culturels des plus pauvres. »

Uniformité et stérilité

En plus de s’approprier le travail de la nature et des paysans, les brevets nuisent à la biodiversité.

Standardiser pour maximiser les profits

« Pour réaliser des économies d’échelle et augmenter leur rentabilité, les entreprises ont besoin de vendre les mêmes semences partout dans le monde et utilisent donc les mêmes méthodes de production avec les mêmes produits phytosanitaires, les mêmes pesticides, les mêmes herbicides. »

Cette uniformité systémique se masque sous l’apparente diversité des produits proposés. Nous avons vu que l’apparition des graines hybrides a considérablement accru le risque de mauvaises récoltes. Malheureusement, « Les paysans qui, en réaction à ces catastrophes, se sont tournés vers de nouvelles marques de semences hybrides ignoraient qu’elles venaient souvent de la même société. (...) C’est également valable pour les semences OGM : Monsanto se cache derrière des sous-marques qui vendent la même semence aux paysans qui croient changer de semence en changeant de marque. »

L’industrialisation des semences va de pair avec la standardisation des cultures agricoles, de notre alimentation, et de nos modes de vie.

« Cela dit, il faut garder à l’esprit que l’uniformité ne vient pas seulement de l’industrie semencière. Le secteur de la distribution impose lui aussi ses contraintes, afin notamment de faciliter la transformation. Le distributeur américain Walmart, par exemple, n’accepte qu’un calibre particulier de pommes. (...) Les méthodes des agriculteurs dépendent souvent davantage de ces contraintes logistiques que des critères de qualité, de goût ou de richesse nutritive. L’industrie de la transformation joue donc un rôle considérable dans la perte de biodiversité. »

Cette standardisation des modes de production et des modes de vie a pour objectif d’étendre les parts de marché des multinationales et d’accroître leurs profits.

Des graines stériles, des agriculteurs dépendants

« L’uniformité est au cœur même de la stratégie de l’industrie semencière. À l’uniformité, elle ajoute la stérilité : empêcher les fermiers de reproduire leurs propres graines représente le second pivot de son modèle économique. »

En effet, avec l’industrialisation des semences, les paysans ne sont plus libres de reproduire leurs graines. L’agro-industrie crée une dépendance à l’égard des grands semenciers, aboutissant de facto à une privatisation des semences.

« Cette privatisation met un terme à la responsabilité historique des agriculteurs, qui était de préserver les graines, de les reproduire et de les cultiver à leur guise, avec leurs méthodes et leur capacité de vendre leur production à un prix basé sur la qualité de ce qu’ils produisent. Donc, les paysans perdent leur souveraineté semencière : ils ne sont plus producteurs de graines, ils doivent les acheter et adopter les méthodes intensives qu’exige l’usage de ces semences. Cette obligation de se conformer à un système de production remet également en question leur souveraineté alimentaire. »

Pour Vandana Shiva : « C’est un déni du droit des paysans. » L’uniformité et la stérilité des semences vendues par les grands semenciers menacent à la fois la biodiversité et la résilience des paysans. Les brevets rendent possible cette privatisation des semences et plus généralement du vivant, à travers des accords internationaux non démocratiques, conçus au bénéfice des multinationales. Elle estime que seule une économie affranchie des brevets peut répondre aux besoins des populations et de l’environnement.

S’affranchir des brevets

Selon Vandana Shiva, les brevets représentent une atteinte à l’intérêt général, et la possibilité pour certaines entreprises de bénéficier de rentes indûes, au détriment des institutions publiques et des populations dont elles s’approprient les savoirs et les savoir-faire. Loin de protéger l’innovation et de favoriser la recherche, les dépôts de brevets orchestrent la privatisation du savoir et du vivant.

« Un brevet est un contrat entre son propriétaire et la collectivité représentée par l’État. Cet accord devrait en principe bénéficier aux deux. Mais, en réalité, les consommateurs sont perdants et les fermiers aussi, ainsi que la société dans son ensemble. Donc, un retour à une économie sans droits de propriété intellectuelle redonnerait mécaniquement la priorité à l’intérêt général. De fait, la liberté de reproduire les graines apporte aux fermiers trois avantages incontournables : la diversité, la qualité et la résilience. Ils ont accès à des graines variées qui leur permettent par exemple, lorsque les conditions sont défavorables à une variété, d’en cultiver une autre pour se protéger d’une mauvaise récolte. En reproduisant leurs propres semences, les fermiers peuvent aussi garantir par eux-mêmes la qualité de ces graines, ce qui n’est pas le cas lorsqu’ils s’approvisionnent auprès des grands semenciers. (...)

Le retour à une économie sans brevets répond donc directement aux besoins de la population et à la préservation de l’environnement et de la diversité dans nos champs et dans nos assiettes. Le système des brevets, comme on peut le constater, aboutit à un résultat inverse : il est basé sur l’uniformité (la standardisation), l’absence de qualité et la vulnérabilité. »

Rappelons que les deux tiers du marché mondial des semences et 65 % des brevets sont entre les mains de dix firmes agrochimiques. Pour Vandana Shiva, ce phénomène de concentration qui tend au monopole menace directement nos fragiles démocraties partout dans le monde.

« La concentration transforme la démocratie en un outil à la disposition des entreprises alors qu’elle devrait être organisée par et pour le peuple. »

C'est pourquoi il apparaît urgent de légiférer sur ces questions pour reprendre le contrôle du système alimentaire actuellement aux mains de l'agro-industrie.

« Partout à travers le monde, l’une des grandes décisions dont nous avons besoin est la soumission des choix qui concernent ce secteur à un processus démocratique au niveau national, c’est-à-dire dans les Parlements des différents pays. Le système alimentaire est un enjeu trop important pour être laissé au bon vouloir des multinationales, en particulier les grands semenciers qui influencent aujourd’hui de manière décisive les lois sur ce thème. »

Il est également nécessaire d'abolir le système des brevets et la surprotection des droits de propriété intellectuelle dont abusent les multinationales.

« Enfin, les dirigeants doivent inscrire l’interdiction de breveter des semences dans la loi. Il s’agit de la solution la plus évidente pour éviter un monopole des multinationales sur les graines. »


  1. Le séquençage de l'ADN consiste à déterminer la succession des bases de l’ADN, c’est-à-dire déterminer l'ordre d'enchaînement des nucléotides pour un fragment d’ADN donné. 

  2. La recombinaison génétique consiste à couper une molécule d’ADN et la joindre à une autre. 

  3. Toutes les citations sont tirées des entretiens de Lionel Astruc avec Vandana Shiva : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Entretiens, Actes Sud, 2014. 

  4. Avec le TIRPAA (Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture), la protection du brevet sur un gène s’étend à toute plante qui contient ce gène et exprime la fonction décrite dans le brevet – même si ce gène n’est qu’un parmi les milliers de gènes qui composent le génome de cette plante. 

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