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Noam Chomsky – Un monde complètement surréel

Noam Chomsky est un linguiste et intellectuel américain, auteur de nombreux ouvrages de linguistique et de politique.

Dans “Les maîtres de l’humanité”Article publié à l’origine dans The Nation le 29 mars 1993. , un article publié en mars 1993, Noam Chomsky évoque la célèbre phrase d’Adam Smith : « Tout pour nous, rien pour les autres, voilà la vile maxime des maîtres de l’espèce humaine ».

Les nouveaux maîtres

Pour Chomsky : « De nos jours, les maîtres sont, plus que jamais, les sociétés supranationales et les institutions financières qui dominent l'économie mondiale et le commerce international. »Toutes les citations sont tirées de Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux Editeur, Montréal, 2004. 

Selon Noam Chomsky, « Les gouvernements ont tenté, et tentent toujours, de s'unir autour du pouvoir économique. » Le “gouvernement mondial de facto” qui prend forme dans le “nouvel âge impérial” est constitué par le groupe des Sept, l’Organisation Mondiale du Commerce, le Fond Monétaire International, la Banque mondiale, et toute institution destinée à servir les intérêts des sociétés transnationales, des banques et des sociétés de placements : « Ces institutions possèdent un atout enviable : leur imperméabilité aux influences populaires. »

C’est dans la perspective de ce “nouvel âge impérial” qu’il faut considérer les accords de libre-échange internationaux comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), ou plus récemment le CETA et le TTIP.

« L'un des objectifs principaux des États-Unis est la libéralisation des services, qui permettrait aux banques supranationales de supplanter les concurrents nationaux et d'éliminer ainsi toute menace de planification économique nationale et de développement indépendant. (...) Les ententes conclues dans le cadre de l'ALENA imposent un mélange de libéralisme et de protectionnisme, afin que les maîtres du “nouvel âge impérial” puissent détenir fermement la richesse et le pouvoir. »

Cette libéralisation des services s’accompagne d’un détricotage des institutions démocratiques.

« Les accords commerciaux ont préséance sur les droits des travailleurs, des consommateurs et sur les générations futures. Ils aident à tenir le public “tranquille”. Ceci ne tient pas forcément aux accords eux-mêmes, mais constitue les conséquences naturelles de ce qui a été accompli ces dernières années : on a réussi à faire de la démocratie une forme vide, afin que l'ignoble maxime des maîtres puisse continuer d'être appliquée, sans être entravée par aucune ingérence indue. (...) On est donc sur le point d'atteindre un idéal recherché depuis longtemps : la mise en place de procédures démocratiques formelles mais dépourvues de sens, qui font en sorte que les citoyens sont exclus de l'arène publique et qu'ils n'ont qu'une vague idée des règles qui façonneront leurs vies. »

Ces accords de libre-échange internationaux s’imposent avec une violence accrue.

« De plus en plus, la production est orientée vers les régions où la répression est sévère et où les salaires sont bas. Elle est dirigée vers des secteurs privilégiés de l'économie mondiale. Une grande partie de la population devient alors inutile à la production et peut-être même inutile à la consommation. Voilà en quoi notre époque diffère de celle de Henry Ford, qui s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas vendre de voitures si le salaire de ses employés ne leur permettait pas d'en acheter. (...) On constate que le capital, lui, peut aisément bouger, mais pas les gens. Ils en sont empêchés par ceux qui applaudissent la doctrine d'Adam Smith, mais qui oublient qu'un des éléments fondamentaux de cette doctrine est “la libre circulation de la main-d'œuvre”. »

Le chômage grandissant et l'appauvrissement d'une grande partie de la classe ouvrière deviennent autant de moyens pour les nouveaux maîtres de dompter les populations : « Le discours néolibéral est une arme employée de façon sélective contre les pauvres. »

Complicité des médias

« La mondialisation de l'économie a pour conséquences la montée de nouvelles institutions gouvernantes visant à servir les intérêts d'un pouvoir économique transnational privé et la propagation du modèle social du tiers-monde : des îlots d'immenses privilèges dans une mer de misère et de désespoir. »

Cette domination, et l’émergence d’un nouvel ordre mondial, est rendue possible par la complicité des médias et des intellectuels à la solde du pouvoir. Dans un entretien intitulé “Contrôler l’opinion publique”Entretien accordé à Ali Idrissi pour le magazine Les Raisons de l’Ire (n°7, novembre 1995-janvier 1996). , Noam Chomsky précise que « Dans les pays occidentaux, les médias sont eux-mêmes soit des corporations privées soit des médias de l’État, lui-même influencé, comme on le sait, par les puissances financières. »

Ces médias ne sont donc pas indépendants. Plutôt que d’apporter aux citoyens une meilleure compréhension du monde qui les entoure, plutôt que d’informer, ils nuisent à la compréhension collective des enjeux politiques contemporains.

« Aux États-Unis, en France ou ailleurs, les médias devraient permettre une discussion libre, avec la participation des habitants, et établir la vérité sans se soumettre aux intérêts des pouvoirs politiques ou financiers. Toutefois, nous ne pouvons attendre un tel revirement étant donné l’emprise du pouvoir qui les soumet. »

Noam Chomsky revient sur le rôle de ces “faiseurs d’images” dans une conférence de 1993“Pas moyen de nous échapper”, conférence publiée sous le titre de Enter a World That is Truly Surreal, President Clinton’s Sudden Use of International Violence dans Open Magazine, Pamphlet Series, 1993. , où il déclare :

« Les faiseurs d'images savent également que le gouvernement n'a pas du tout l'intention de résoudre les problèmes des gens ordinaires [...]. Pour la haute direction des corporations transnationales ainsi que pour les professionnels liés aux structures du pouvoir et les autres privilégiés, il faut que le monde soit discipliné, que les industries de pointe reçoivent de généreuses subventions gouvernementales et que la sécurité des riches soit assurée. Peu importe si les systèmes de santé et d'éducation publics se détériorent, si une population “inutile” pourrit dans les taudis et les prisons et si la société est, pour la plupart des gens, invivable. Autrement dit, le gouvernement conforme sa ligne de conduite à celle de ses prédécesseurs. »

De nouvelles croisades

Pour les médias soumis au pouvoir, le but est donc de maintenir le statu quo : « Il devient nécessaire, dans un tel contexte, d'effrayer le public et de détourner son attention. » La manipulation de l’opinion publique par la peur n’a d’ailleurs rien de nouveau.

« La propagande de la guerre froide a servi à intimider pendant plusieurs années la population américaine [...]. En effet, la majorité de la population vivait dans la crainte de l'étranger, prêt à s'abattre sur elle pour lui voler le peu qui lui reste. La menace soviétique perdant son efficacité dans les années 1980, on inventa de nouveaux démons, plus convaincants ceux-là. »

De nos jours, « La propagande cherche à susciter la peur du “fondamentalisme islamique”, nouveau grand Satan menaçant la planète, substitut de la menace soviétique. » Paradoxalement, « Le plus extrémiste des États islamiques fondamentalistes au monde est l'Arabie saoudite, fidèle alliée des États-Unis ou plus précisément dictature familiale servant de “façade arabe”, grâce à laquelle les États-Unis peuvent contrôler la “péninsule arabique” [...]. Là, l'Occident n'est pas gêné par le fondamentalisme islamique. (...) En somme, le fondamentalisme islamique n'est l'ennemi que lorsqu'il est “hors de contrôle”. »

Acrobaties intellectuelles

Pour Chomsky : « La discipline des classes cultivées est des plus impressionnantes. (...) N'importe quel État totalitaire serait fier d'avoir une classe intellectuelle capable de telles acrobaties. »

Ces acrobaties intellectuelles passent par le langage, qui devient un outil de manipulation et de domination intellectuelles. Chomsky souligne l’importance des mots employés pour décrire les évènements.

« Quand Israël bombarde des villages près de BaalbekChomsky fait allusion aux bombardements de janvier 1984 à Baalbek, au Liban. , faisant 500 victimes, principalement des civils parmi lesquels 150 écoliers, il ne s'agit pas de “terrorisme” mais de “représailles”, et l'évènement ne fait l'objet ni de commentaires ni de censure : en qualité d'allié de l'Amérique, Israël hérite du droit d'agresser et de massacrer. Souvent, des faits indésirables sont simplement dissimulés. Les “bombardements secrets” du Laos et du Cambodge ont été “secrets” parce que les médias ont refusé de rendre compte des preuves abondantes dont on disposait. L'agression indonésienne au Timor, que les États-Unis ont appuyée, a été efficacement dissimulée. »

Au nom de la “paix”

Considérez par exemple ce que l’on appelle universellement le “processus de paix” au Moyen-Orient : les accords de Camp David en 1978-1979. Peu de gens demandent pourquoi les habitants des territoires occupés par Israël ont rejeté le “processus de paix” à la quasi-unanimité. Un moment de réflexion suffit pour en donner la raison : comme on l’a tout de suite vu, le “processus de paix” a servi à retirer l’Égypte du conflit afin qu’Israël soit ensuite libre, avec le soutien des États-Unis, d’étendre son implantation et la répression dans les territoires occupés et d’attaquer le Liban, exactement comme il l’a fait. Mais des remarques aussi élémentaires sont exclues d’un débat “responsable” : les États-Unis sont impliqués dans la création d’un État d’Israël puissant et expansionniste dans le but de disposer d’un “atout stratégique”. Tout ce qui contribue à atteindre ce but est, par définition, un “processus de paix”. La formule elle-même empêche le débat de se prolonger : qui peut être contre la paix ? (...) On peut présenter des milliers d'exemples semblables. De cette manière, l'histoire se façonne conformément aux intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir. »

Chomsky tire plusieurs conséquences de cet état de fait.

D’une part, « le droit international est une supercherie dont les puissants se servent lorsqu'ils cherchent à jeter un voile, certes transparent, sur ce qu'ils ont décidé de faire ».

D’autre part, « dans un univers intellectuel qui n'a guère de scrupules à servir le pouvoir, rien ne s'oppose à de telles façons d'agir ».

En d’autres termes : « [...] le nouvel ordre mondial est “nouveau” seulement dans la mesure où il adapte les politiques traditionnelles de domination et d'exploitation à un nouveau contexte. Et l'Occident est séduit par ce nouvel ordre parce qu'il n'est qu'un nouveau moyen de “réduire à l'esclavage les pays et les peuples de la terre”. »

« Dès lors, nous découvrons un monde complètement surréel, défiant tout commentaire. Dans une société civilisée, les règles du jeu doivent être observées : les assassinats, le terrorisme, la torture et les agressions sont des crimes qu'il faut punir sévèrement quand les cibles en sont des gens importants. Mais ils ne valent même pas la peine d'être signalés ou peuvent être considérés comme de louables gestes de légitime défense lorsque le chef de la mafia en personne les commet au nom du “monde libre”. »

Endoctrinement et liberté

« Comment en est-on arrivé à une soumission aussi étonnante au système doctrinal ? » Dans l’article intitulé “1984 : celui d'Orwell et le nôtre”, Chomsky fournit quelques pistes d’explication. Tout d’abord, « Il faut noter que le contrôle idéologique (agitprop) est beaucoup plus important dans les démocraties que dans des États où la domination se fonde sur la violence, et il y est par conséquent plus raffiné et plus efficace. »

La complicité des intellectuels a un rôle fondamental à jouer dans ce que Chomsky appelle le “lavage de cerveau en régime de liberté”. Grâce à leur connivence, le contrôle idéologique peut être pleinement opérationnel tout en donnant l’illusion d’une pluralité d’opinions. C’est d’ailleurs précisément cette pluralité apparente qui est censée garantir la nature démocratique du paysage médiatique et culturel.

« La démocratie permet à la voix du peuple d'être entendue, et c'est la tâche de l'intellectuel de faire en sorte que cette voix corrobore ce que de prévoyants chefs de file savent être la bonne voie. La propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme. Les techniques ont été affinées jusqu'à devenir du grand art, bien au-delà de ce dont Orwell avait rêvé. Le procédé de dissidence feinte, regroupant les doctrines de la religion d’État et éliminant le débat critique rationnel, est l'un des moyens les plus subtils, bien que le simple mensonge et la simple dissimulation de la réalité ainsi que d'autres techniques primitives soient également d'une haute efficacité. »

L’objectif du lavage de cerveau en régime de liberté n’est pas le même que celui du lavage de cerveau en régime dictatorial voire totalitaire.

« Dans un système totalitaire, la seule exigence est que l'on suive la doctrine officielle. Dans les systèmes démocratiques de dirigisme mental, on juge nécessaire de prendre en charge toutes les facettes du débat : rien ne doit rester pensable qui ne soit dans la ligne du parti. La propagande étatique est souvent inexprimée, simple cadre préalable au débat entre personnes bien pensantes. »

C’est cette spécificité qui explique d’après Noam Chomsky que « La nature des systèmes occidentaux d'endoctrinement a échappé à Orwell et, d'une manière caractéristique, n'est pas comprise des dictateurs, qui ne saisissent pas l'utilité pour la propagande d'une position critique regroupant les hypothèses fondamentales de la doctrine officielle et par là-même marginalisant la discussion critique authentique et rationnelle qu'il faut bloquer. »

Chomsky conclut par un appel au sens critique et à la remise en cause de nos propres conditionnements.

« Pour ceux qui recherchent obstinément la liberté, il ne peut y avoir tâche plus urgente que d'arriver à comprendre les mécanismes et les méthodes de l'endoctrinement. Ce sont des choses faciles à saisir dans les sociétés totalitaires, mais elles le sont beaucoup moins dans le système du “lavage de cerveau sous régime de liberté” auquel nous sommes soumis et que nous ne servons que trop souvent en tant qu'instruments consentants ou inconscients. »


  1. Article publié à l’origine dans The Nation le 29 mars 1993. 

  2. Toutes les citations sont tirées de Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux Editeur, Montréal, 2004. 

  3. Entretien accordé à Ali Idrissi pour le magazine Les Raisons de l’Ire (n°7, novembre 1995-janvier 1996). 

  4. “Pas moyen de nous échapper”, conférence publiée sous le titre de Enter a World That is Truly Surreal, President Clinton’s Sudden Use of International Violence dans Open Magazine, Pamphlet Series, 1993. 

  5. Chomsky fait allusion aux bombardements de janvier 1984 à Baalbek, au Liban. 

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