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Henri Poincaré – Science et méthode

Henri Poincaré est un mathématicien, physicien, philosophe et ingénieur français. Il est considéré comme l’un des derniers grands savants universels, maîtrisant l'ensemble des branches des mathématiques de son époque, et certaines branches de la physique.

« La méthode scientifique consiste à observer et à expérimenter ; si le savant disposait d'un temps infini, il n'y aurait qu'à lui dire : “Regardez et regardez bien” ; mais, comme il n'a pas le temps de tout regarder et surtout de tout bien regarder, et qu'il vaut mieux ne pas regarder que de mal regarder, il est nécessaire qu'il fasse un choix. »Toutes les citations de Poincaré sont tirées de la réédition de 1947 de Henri Poincaré, Science et Méthode, Flammarion, 1908. Lire en ligne l'édition de 1999

Poincaré adhère à l’idée exprimée par Tolstoï, selon laquelle “la Science pour la Science” est une conception absurde. Nous ne pouvons connaître tous les faits, puisque leur nombre est pratiquement infini. Il faut choisir : « Vouloir faire tenir la nature dans la science, ce serait vouloir faire entrer le tout dans la partie. » Mais sur quels critères fonder le choix des faits ?

L'utilité

Le choix, d’une certaine façon, est toujours un sacrifice. Dès lors, plutôt que de se fier au simple caprice, il vaut mieux nous laisser guider dans nos choix des faits par l'utilité, par nos besoins pratiques et surtout moraux. N'avons-nous pas mieux à faire que de compter le nombre des coccinelles qui existent sur notre planète ?

« Inventer, cela consiste précisément à ne pas construire les combinaisons inutiles et à construire celles qui sont utiles et qui ne sont qu'une infime minorité. Inventer, c'est discerner, c'est choisir. »

Poincaré remarque que le mot utilité n'a pas pour Tolstoï le sens que lui attribuent les hommes d'affaires, et avec eux la plupart de ses contemporains. Tolstoï se soucie peu des applications de l'industrie, des merveilles de l'électricité ou de l'automobilisme qu'il regarde plutôt comme des obstacles au progrès moral : « l'utile, c'est uniquement ce qui peut rendre l'homme meilleur. »

Il faut donc se garder de confondre l’utilité marchande et l’utilité morale.

« Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que les conquêtes de l'industrie qui ont enrichi tant d'hommes pratiques n'auraient jamais vu le jour si ces hommes pratiques avaient seuls existé, et s'ils n'avaient été devancés par des fous désintéressés qui sont morts pauvres, qui ne pensaient jamais à l'utile, et qui pourtant avaient un autre guide que leur caprice. »

Ces fous ont économisé à leurs successeurs la peine de penser. Ceux qui auraient travaillé uniquement en vue d'une application immédiate n'auraient rien laissé derrière eux et, en face d'un besoin nouveau, tout aurait été à recommencer.

Henri Poincaré adhère à la définition de la science comme économie de pensée, théorisée quelques années plus tôt par Ernst Mach.

« [...] à cause de la courte durée de la vie et des limites resserrées de l’intelligence humaine, un savoir digne de ce nom ne peut être acquis que par la plus grande économie mentale. La science elle-même peut donc être considérée comme un problème de minimum, qui consiste à exposer les faits aussi parfaitement que possible, avec la moindre dépense intellectuelle. »Ernst Mach, La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, éditions Hermann, Paris, 1904. Traduction d'Émile Bertrand.
cf. Ernst Mach : la science comme économie de la pensée 

La beauté

Un deuxième critère, peut-être plus surprenant, est d’ordre esthétique.

« Le savant n'étudie pas la nature parce que cela est utile ; il l'étudie parce qu'il y prend plaisir et il y prend plaisir parce qu'elle est belle. »

Il ne s’agit pas ici de cette beauté qui frappe les sens, de la beauté des qualités et des apparences ; mais de cette beauté plus intime qui vient de l'ordre harmonieux des parties, et qu'une intelligence pure peut saisir : « la beauté intellectuelle se suffit à elle-même et c'est pour elle, plus peut-être que pour le bien futur de l'humanité, que le savant se condamne à de longs et pénibles travaux. »

Pour Poincaré, il y a un travail inconscient, formant à notre insu des combinaisons diverses, parmi lesquelles celles qui affectent le plus notre sensibilité par leur beauté et leur harmonie émergent à notre conscience. Ainsi, « le souci du beau nous conduit aux mêmes choix que celui de l'utile ».

Cette économie de pensée, cette économie d'effort, qui est d'après Mach la tendance constante de la science, est une source de beauté en même temps qu'un avantage pratique.

« Les édifices que nous admirons sont ceux où l'architecte a su proportionner les moyens au but, et où les colonnes semblent porter sans effort et allègrement le poids qu'on leur a imposé, comme les gracieuses cariatides de l'Erechthéion. »

Autrement dit, la beauté intellectuelle est économie de pensée et l'importance d'un fait se mesure à son rendement, c'est-à-dire à la quantité de pensée qu'elle nous permet d'économiser.

« Si un résultat nouveau a du prix, c'est quand en reliant des éléments connus depuis longtemps, mais jusque-là épars et paraissant étrangers les uns aux autres, il introduit subitement l'ordre là où régnait l'apparence du désordre. Il nous permet alors de voir d'un coup d'œil chacun de ces éléments et la place qu'il occupe dans l'ensemble. »

Non seulement ce fait nouveau est précieux par lui-même, mais il donne aussi leur valeur à tous les faits anciens qu'il relie.

Il y a donc une hiérarchie des faits ; les uns sont sans portée ; ils ne nous enseignent rien qu'eux-mêmes. Il y a, d'autre part, des faits à grand rendement, chacun d'eux nous enseigne une loi nouvelle.

« Les seuls faits dignes de notre attention sont ceux qui introduisent de l'ordre dans cette complexité et la rendent ainsi accessible. »

L’attachement des mathématiciens à l'élégance de leurs méthodes et de leurs résultats n’est donc pas du pur dilettantisme. Car ce qui, dans une démonstration, procure le sentiment de l'élégance c'est tout ce qui y met de l'ordre, tout ce qui nous permet par conséquent d'y voir clair et d'en comprendre l'ensemble en même temps que les détails.

Et c'est aussi ce qui lui donne un grand rendement. En effet, plus nous verrons cet ensemble clairement et d'un seul coup d'œil, mieux nous apercevrons ses analogies avec d'autres objets voisins, et plus nous aurons de chances de deviner les généralisations possibles.

« L'élégance peut provenir du sentiment de l'imprévu par la rencontre inattendue d'objets qu'on n'est pas accoutumé à rapprocher ; là encore elle est féconde, puisqu'elle nous dévoile ainsi des parentés jusque-là méconnues ; elle est féconde même quand elle ne résulte que du contraste entre la simplicité des moyens et la complexité du problème posé ; elle nous fait alors réfléchir à la raison de ce contraste et le plus souvent elle nous fait voir que cette raison n'est pas le hasard et qu'elle se trouve dans quelque loi insoupçonnée. »

Cette satisfaction esthétique est ainsi liée à l'économie de pensée, mais aussi à la mise en relation d’éléments apparemment sans rapports. Poincaré met en garde contre les dangers d’une trop grande spécialisation, qui risque de compromettre notre compréhension du monde en nous privant de connexions riches de sens.

« À mesure que la science se développe, il devient plus difficile de l'embrasser tout entière ; alors on cherche à la couper en morceaux, à se contenter de l'un de ces morceaux : en un mot, à se spécialiser. Si l'on continuait dans ce sens, ce serait un obstacle fâcheux aux progrès de la Science. Nous l'avons dit, c'est par des rapprochements inattendus entre ses diverses parties que ses progrès peuvent se faire. Trop se spécialiser, ce serait s'interdire ces rapprochements. »

En effet, comme le souligne Poincaré dans la conclusion de Science et méthode : « Il y a des faits communs à plusieurs sciences, qui semblent la source commune de cours d'eau divergeant dans toutes les directions (...). Et quand les sciences n'ont pas de lien direct, elles s'éclairent encore mutuellement par l'analogie. »

Le hasard

Les faits à grand rendement, ce sont ceux que nous jugeons simples ; soit qu'ils le soient réellement, parce qu'ils ne sont influencés que par un petit nombre de circonstances bien définies, soit qu'ils prennent une apparence de simplicité, parce que les circonstances multiples dont ils dépendent obéissent aux lois du hasard et arrivent ainsi à se compenser mutuellement. C'est ce qui arrive le plus souvent.

« Notre faiblesse ne nous permet pas d'embrasser l'univers tout entier, et nous oblige à le découper en tranches. Nous cherchons à le faire aussi peu artificiellement que possible, et néanmoins, il arrive, de temps en temps, que deux de ces tranches réagissent l'une sur l'autre. Les effets de cette action mutuelle nous paraissent alors dus au hasard. »

Nous sommes convaincus que le hasard n'est que la mesure de notre ignorance, et que les phénomènes fortuits sont, par définition, ceux dont nous ignorons les lois. Toutefois, il nous faut distinguer les phénomènes fortuits, sur lesquels le calcul des probabilités nous renseignera provisoirement, et ceux qui ne sont pas fortuits et sur lesquels nous ne pouvons rien dire tant que nous n'aurons pas déterminé les lois qui les régissent.

Par exemple, si un cône repose sur sa pointe, nous savons bien qu'il va tomber, mais nous ne savons pas de quel côté ; il nous semble que le hasard seul va en décider. C’est un exemple d’équilibre instable. Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Il faut noter que les mots de “petit” et “complexe” sont relatifs, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à nos sens.

Pourquoi, dans une averse, les gouttes de pluie nous semblent-elles distribuées au hasard ? C'est à cause de la complexité des causes qui déterminent leur formation. Des ions se sont répandus dans l'atmosphère, pendant longtemps ils ont été soumis à des courants d'air constamment changeants, ils ont été entraînés dans des tourbillons de très petites dimensions, de sorte que leur distribution finale n'a plus aucun rapport avec leur distribution initiale. Pour savoir quelle sera la distribution de ces gouttes et combien il en tombera sur chaque pavé, il ne suffirait pas de connaître la situation initiale des ions, il faudrait supputer l'effet de mille courants d'air minuscules et capricieux.

Pour prendre un exemple plus grossier, c'est aussi ce qui arrive quand on bat les cartes d'un jeu. À chaque coup, les cartes subissent une permutation analogue à celle qu'on étudie dans la théorie des substitutions. La probabilité dépend des habitudes du joueur. Mais si ce joueur bat les cartes assez longtemps, il y aura un grand nombre de permutations successives ; et l'ordre final qui en résultera ne sera plus régi que par le hasard ; tous les ordres possibles seront également probables. C'est au grand nombre des permutations successives, c'est-à-dire à la complexité du phénomène que ce résultat est dû.

« C'est de là que proviennent les erreurs accidentelles ; et nous les attribuons au hasard parce que leurs causes sont trop compliquées et trop nombreuses. Ici encore, nous n'avons que de petites causes, mais chacune d'elles ne produirait qu'un petit effet, c’est par leur union et par leur nombre que leurs effets deviennent redoutables. »

C’est ce phénomène qu’on décrira plus tard comme l’effet papillon. D’après Poincaré,

« C'est la même chose dans les sciences moralesPoincaré parle ici de l’histoire comme d’une science morale. À son époque, l’idée de sciences “humaines” ou “sociales” ne s’est pas encore imposée. Les “sciences morales” sont l’expression d’un ambitieux projet pour organiser toutes les sciences “non physiques” et pour les mettre au service du progrès humain.
cf Julien Vincent, Les “sciences morales” : de la gloire à l’oubli ?, savoirs et politique en Europe au XIXème siècle, La revue pour l’histoire du CNRS, 2007. 
et en particulier dans l'histoire. L'historien est obligé de faire un choix dans les événements de l'époque qu'il étudie ; il ne raconte que ceux qui lui semblent les plus importants. Il s'est donc contenté de relater les événements les plus considérables du XVIème siècle par exemple, de même que les faits les plus remarquables du XVIIème siècle. Si les premiers suffisent pour expliquer les seconds, on dit que ceux-ci sont conformes aux lois de l'histoire.

Mais si un grand événement du XVIIème siècle reconnaît pour cause un petit fait du XVIème siècle, qu'aucune histoire ne rapporte, que tout le monde a négligé, alors on dit que cet événement est dû au hasard, ce mot a donc le même sens que dans les sciences physiques ; il signifie que de petites causes ont produit de grands effets. »

Nous sommes tentés d'attribuer au hasard les faits de cette nature parce que les causes en sont obscures ; mais ce n'est pas là le vrai hasard.

« Quand des hommes sont rapprochés, ils ne se décident plus au hasard et indépendamment les uns des autres ; ils réagissent les uns sur les autres. Des causes multiples entrent en action, elles troublent les hommes, les entraînent à droite et à gauche, mais il y a une chose qu'elles ne peuvent détruire, ce sont leurs habitudes de moutons de Panurge. Et c'est cela qui se conserve. »


  1. Toutes les citations de Poincaré sont tirées de la réédition de 1947 de Henri Poincaré, Science et Méthode, Flammarion, 1908. Lire en ligne l'édition de 1999

  2. Ernst Mach, La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, éditions Hermann, Paris, 1904. Traduction d'Émile Bertrand.
    cf. Ernst Mach : la science comme économie de la pensée 

  3. Poincaré parle ici de l’histoire comme d’une science morale. À son époque, l’idée de sciences “humaines” ou “sociales” ne s’est pas encore imposée. Les “sciences morales” sont l’expression d’un ambitieux projet pour organiser toutes les sciences “non physiques” et pour les mettre au service du progrès humain.
    cf Julien Vincent, Les “sciences morales” : de la gloire à l’oubli ?, savoirs et politique en Europe au XIXème siècle, La revue pour l’histoire du CNRS, 2007. 

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