Ernest Renan – Qu'est-ce qu'une nation ?
Dans une célèbre conférence faite à la Sorbonne, le 11 mars 1882Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, Calmann Lévy, 1882. , le philologue Ernest Renan examine l'idée de nation, qui selon lui « prête aux plus dangereux malentendus »
. D'après Renan quand on parle de nation, « la moindre confusion sur le sens des mots [...] peut produire à la fin les plus funestes erreurs »
. Alors, qu'est-ce qu'une nation ?
Perspective historique
Historiquement, Renan situe l'émergence des nations au Moyen-Âge.
« Depuis la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations [...]. »
Une notion inconnue de l'Antiquité
Si l'antiquité n'a pas connu de nations à proprement parler, c'est qu'elle oscillait généralement entre des formes d'organisation à petite échelle et des formes d'organisations à très grande échelle« L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. » .
En effet, Athènes et Sparte en Grèce, Tyr et Sidon au Liban, sont des exemples de cités aux institutions bien établies, mais au territoire relativement restreint malgré leur fort rayonnement culturel.
Plus tard, les Celtes forment des confédérations et occupent un territoire plus étendu, mais ils manquent de cohésion institutionnelle.
« La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. »
Leur intégration à l'empire romain est synonyme d'acculturation.
« Toute conscience gauloise avait péri dès le IIème siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois. »
Quant aux empires, comme l'empire assyrienempire néo-assyrien, entre 934 et 609 av. J.-C. , le premier empire persesous les Achéménides, vers 559 – 330 av. J.-C. , ou le bref empire d'Alexandre qui lui succède330 – 323 av. J.-C. , ils sont trop étendus pour constituer une nation.
Une filiation romaine ?
Néanmoins, Renan souligne l'exceptionnalité de l'empire romain. Sans constituer une nation, la Rome antique a cependant profondément influencé le concept de nation. C'est notamment chez CicéronCicéron, Traité des devoirs, Livre I, 17, -44 av J.-C. , qu'on trouve le mot natio, d'où dérive le mot « nation ».
Selon Renan, l'une des spécificités de l'empire romain est de rompre avec les logiques raciales qui sont monnaie courante dans l'Antiquité« Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. » . Renan estime d'ailleurs que l'abandon des logiques raciales est un processus historique général qui ne se limite pas à l'empire romain.
Les invasions barbares, premier germe de nationalité
Les invasions barbares de l'Antiquité tardive, et la chute de l'empire romain en 476, ouvrent la voie à l'émergence des nations occidentales, avec la formation des royaumes barbares au début du Moyen Âge.
Les frontières alors mises en place ne reposent sur aucune considération ethnique. C'est aussi vrai dans l'empire de Charlemagne, qui succède aux royaumes barbares. Renan compare d'ailleurs l'empire carolingien à l'empire romain en cela qu'il se compose de populations très diverses.
Renan estime que cette indifférence à l'égard de l'appartenance ethnique perdure au-delà de l'empire carolingien.
« Les mouvements de frontière qui s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. »
De fait, le brassage ethnique et culturel est constitutif des nations occidentales, qui se caractérisent selon Renan par « la fusion des populations qui les composent »
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Sur quoi se fonde une nation ?
Du Moyen Âge à l'époque moderne, un lent et douloureux processus de cristallisation aboutit à la formation d'entités politiques stables.
« Tantôt l’unité a été réalisée par une dynastie, comme c’est le cas pour la France ; tantôt elle l’a été par la volonté directe des provinces, comme c’est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique [...]. »
Les nations présentent donc une certaine continuité historique. Mais sur quoi se fonde cette continuité ?
La géographie ?
Le territoire est un élément national essentiel, mais problématique. Renan insiste sur l'aspect arbitraire du tracé des frontières dites naturelles : « toutes les montagnes ne sauraient découper des États »
.
Sans nier son importance, Renan note que la géographie peut facilement être instrumentalisée, et servir de prétexte à tout type de violences.
Les frontières des nations occidentales ont beaucoup évolué au fil des siècles. L'Alsace et la Lorraine sont d'ailleurs allemandes quand Renan s'exprime.
La langue ?
Un autre élément qu'on pourrait croire déterminant à la construction nationale est la langue. Néanmoins, pour Renan, c'est aussi un élément insuffisant.
« La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. »
Accorder trop d'importance à la langue et à la culture comme facteur de cohésion nationale serait une erreur dangereuse.
« Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. (...) Rien de plus mauvais pour l’esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. »
Renan met aussi en garde contre l'erreur qui consiste à confondre la langue et l'appartenance ethnique« L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles [...] ; l'Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. » .
Ces deux erreurs : surestimer l'importance de la langue d'une part, et confondre l'appartenance ethnique et linguistique d'autre part, conduisent à une vision étroite et archaïque de ce qui fait une nation.
C'est surtout aux historiens allemands et au pangermanisme émergent, très en vogue en Allemagne, que Renan s'oppose. En effet, le pangermanisme est un mouvement politique qui revendique l'unité de tous les germanophones d'Europe au sein d'une Grande Allemagne.
La race ?
Le pangermanisme appuie sa conception de la nation sur l'idée de race et le droit du sang. Or, pour Renan, l'ethnographie n'a pas sa place en politique.
« C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. »
Selon Renan, confondre l'idée de nation et l'idée de race est une double erreur, à la fois historique et politique.
Le pangermanisme commet d'abord une erreur historique en postulant un lien imaginaire entre appartenance ethnique et nation, puisque « La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. »
Le pangermanisme commet une deuxième erreur en faisant de l'appartenance ethnique un enjeu politique. Plus qu'une erreur, il s'agit là d'une instrumentalisation de la recherche scientifique au service d'intérêts politiques. Cette instrumentalisation politique est d'autant plus problématique qu'elle tend à essentialiser des différences qui sont des constructions sociales et non pas des différences biologiques.
« L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. (...) En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. »
En 1882, Renan récuse donc catégoriquement la conception pangermaniste de la nation qui prétend fonder la communauté nationale sur la langue et l'appartenance ethnique.
Ni la langue ni la géographie ne suffisent à former une nation. Notons au passage que pour Renan, « La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité moderne. »
En effet, `« La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. »
Mais alors, sur quoi se fonde une nation ?
Un plébiscite de tous les jours
Une volonté commune
Et bien, selon Renan, la nation est avant tout un principe spirituel, une forme de savoir-être-ensemble. Elle repose sur deux choses :
« L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble [...]. »
C'est la volonté commune de “faire peuple” qui fait la nation : « avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple »
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Car, pour Renan, l'existence d'une nation est avant tout une question de choix.
« Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations. »
Pour Ernest Renan, le véritable capital social sur lequel on assied une idée nationale, c'est une histoire partagée, et la volonté d'un avenir en commun. Renan définit ainsi la nation comme une conscience morale.
Une conscience en évolution
C'est la volonté de vivre ensemble durablement qui constitue pour Renan le principe au fondement de la nation. Car seule la volonté des hommes peut légitimer et fonder en droit le concept de nation.
« Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. »
La nation moderne est une construction politique. Elle est susceptible d'évoluer à mesure qu'évoluent les désirs et les besoins humains.
« Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. »
, nous dit Renan en 1882.
Une solidarité élargie
La nation n'est donc pas un horizon indépassable. Plutôt que de s'enfermer dans un nationalisme étriqué, Renan revendique un humanisme universaliste.
« N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. »
En définitive, la nation n'est pas là pour cloisonner les individus au sein de catégories simplistes.
« L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. »
Pour Renan, l'existence d'une nation est au contraire « un plébiscite de tous les jours »
où s'affirme la volonté commune de vivre et d'œuvrer ensemble au bien commun.
« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. »
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Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, Calmann Lévy, 1882.
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« L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. »
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empire néo-assyrien, entre 934 et 609 av. J.-C.
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sous les Achéménides, vers 559 – 330 av. J.-C.
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330 – 323 av. J.-C.
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Cicéron, Traité des devoirs, Livre I, 17, -44 av J.-C.
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« Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. »
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« L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles [...] ; l'Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. »