Johann Hari – Déconcentrés
De nos jours, notre cerveau est assailli par une multitude de stimuli visuels ou auditifs. Nos nuits sont de plus en plus courtes, et nous sommes sans cesse sollicités par une foule de tâches qui réclament constamment notre attention. Rien d'étonnant dès lors à ce que nous vivions une crise majeure de notre capacité de concentration.
L'épuisement de notre capacité d'attention
Le journaliste Johann HariToutes les citations sont tirées de Johann Hari, Stolen Focus, Crown, New York, 2022.
Traduction des extraits cités : Dixitologie. a consulté différents chercheurs, afin de mieux comprendre ce phénomène qui le touche de près.
« Pendant des années, dès que je n'arrivais pas à me concentrer, j'étais fâché contre moi-même et je m'en voulais. (...) Ou bien j'en voulais à mon téléphone (...). Mais j'ai appris qu'en réalité, ce qui m'arrive va bien au-delà d'un simple échec personnel, ou d'une invention en particulier. (...) C'est quelque chose que nous subissons tous et qui nous est imposé par des forces très puissantes. »
(Johann Hari)
Une crise systémique
Cette perte de concentration peut facilement faire perdre confiance en soi et devenir une source d'angoisse et de frustration. Selon Johann Hari, le manque de concentration nous touche tous de près ou de loin : « C'est un problème systémique. »
(Johann Hari)
Ce phénomène nous impacte à différents niveaux.
« D'abord parce qu'au niveau individuel, une vie pleine de distractions s'en trouve amoindrie. Quand on est pas capable de se concentrer, on n'arrive pas à réaliser les choses que l'on veut réaliser. »
(Johann Hari)
Mais à un niveau plus global, nous sommes tous concernés par cette diminution d'attention, car elle affecte la société dans son ensemble.
« En tant qu'espèce, nous faisons face à un tas de dangers et de pièges – comme la crise climatique – et, contrairement aux générations précédentes, globalement, nous ne nous montrons pas à la hauteur des problèmes à résoudre. Pourquoi ? En partie, je crois, parce que quand notre concentration se détériore, notre capacité à résoudre nos problèmes se détériore aussi. »
(Johann Hari)
L'accélération de nos modes de vie
Les progrès technologiques se sont beaucoup accélérés ces dernières décennies. Mais l'accélération générale de nos modes de vie va bien au-delà de la simple accélération technologique. Par exemple, les citadins marchent aujourd'hui 10% plus vite en moyenne que dans les années 1990D'après une enquête conduite par le British Council. Toutes les mesures ont été menées le même jour au même moment sur un trottoir plat et sur une longueur de 20 mètres. Les conclusions de l'étude laissent à penser qu'un pas très rapide est significatif d'une société stressante et d'un mode de vie relativement peu sain. .
Johann Hari en a discuté avec Sune Lehmann Jørgensen, professeur d'informatique à l'Université technique du Danemark. Celui-ci est formel.
« Nous constatons dans tous les systèmes une tendance à l'accélération. »
(Sune Lehmann Jørgensen)
Sune Lehmann estime que plus le temps passe, moins nous prêtons attention à un sujet donnéL'équipe de Sune Lehmann Jørgensen a notamment analysé la durée des discussions autour de sujets populaires sur internet (par exemple sur Reddit, Twitter, et d'autres forums virtuels). En 2013, un sujet restait dans le top cinquante des sujets les plus discutés pendant environ 17,5 heures. En 2016, ce chiffre n'était plus que de 11,9 heures. Wikipedia fait néanmoins exception à cette règle, car le niveau d'attention sur les sujets est resté stable. . C'est que nous sommes de plus en plus bombardés d'information – comme le confirment Martin Hilbert, de l'Université de Californie du Sud et Priscila López de l'Université ouverte de CatalogneMartin Hilbert et Priscila López, The World’s Technological Capacity to Store, Communicate, and Compute Information,article publié dans la revue Science, Vol 332, n°6025, pp. 60-65, février 2011. .
« Si l'on additionne toutes les informations balancées à la tête d'un humain moyen en 1986 – télévision, radio, presse écrite – on atteint l'équivalent de 40 journaux par jour. En 2007, ce chiffre est de 174 journaux par jour. »
(Johann Hari)
Or, plus on déverse d'informations dans un système, moins les gens peuvent se concentrer sur l'un de ses éléments en particulier.
« C'est l'augmentation du volume d'informations qui crée le sentiment que le monde s'accélère. »
(Johann Hari)
Ce phénomène ne date d'ailleurs pas d'hier. En utilisant les millions de livres scannés par Google Books, l'équipe de Sune Lehmann a montré que depuis 130 ans, à chaque décennie les principaux sujets de discussion apparaissent et disparaissent de plus en plus vite. Internet n'a fait qu'amplifier – de façon exponentielle – cette tendance à l'accélération.
Cette accélération n'est pas toujours perçu de manière négative. Elle est même souvent présentée comme un progrès. La sensation de vitesse est grisante, et les technologies dont nous disposons ont quelque chose de magique.
« Mais nous avons voulu nous convaincre que nous pouvions augmenter massivement la somme d'informations à laquelle nous sommes exposés, et la vitesse à laquelle nous y sommes exposés, sans aucune contrepartie. C'est totalement illusoire. »
(Johann Hari)
De fait, Sune Lehmann estime que nous sommes collectivement en train de vivre « un épuisement de plus en plus rapide de notre capacité d'attention »
. (Sune Lehmann)
Surface vs profondeur
Cet épuisement est la conséquence logique de l'accélération de nos modes de vie. Elle nous met face à nos limites naturelles mais aussi face à la question du sens de nos modes de vie. Car la rapidité a un coût.
« [...] nous sommes en train de sacrifier toutes sortes de profondeur. La profondeur prend du temps. Et la profondeur demande une certaine réflexion. Si l'on doit se maintenir au courant d'un tas de choses et envoyer des mails à tout bout de champ, il n'y a pas le temps d'aller au fond des choses. »
(Sune Lehmann)
Les relations interpersonnelles aussi, pour ne pas rester en surface, impliquent de s'investir en temps et en énergie. Ce qui suppose de l'engagement, de l'attention.
« Tout ce qui requiert une certaine profondeur est en train de pâtir terriblement. Ça nous maintient de plus en plus à la surface des choses. »
(Sune Lehmann)
Par exemple, comprendre un texte prend du temps. Avec un peu d'entraînement, des lecteurs ordinaires peuvent facilement augmenter leur vitesse de lecture.
« Mais si on les évalue après sur ce qu'ils ont lu, on découvre que plus on les fait aller vite, moins ils comprendront. Plus de vitesse se traduit par moins de compréhension. »
(Johann Hari)
Les lecteurs habitués à lire vite ne font pas exception à cette règleD'après Keith Rayner et al., “So Much to Read, So Little Time: How Do We Read, and Can Speed Reading Help?”, Psychological Science in the Public Interest 17, n°1, pp. 4-34 (2016). Voir aussi : Susan C. Wilkinson, Will Reader et Stephen J. Payne, “Adaptive browsing: Sensitivity to time pressure and task difficulty”, International Journal of Human-Computer Studies 70, n°1, pp. 14-25 (2012) . Il y a tout simplement une vitesse maximale à notre capacité humaine d'absorber des informations.
« [...] si l'on force les gens à lire vite, ils sont bien moins susceptibles de se confronter à des sujets plus difficiles. (...) Ils développent une préférence pour des énoncés simplistes. »
(Johann Hari)
Le problème vient aussi du fait que nous n'avons pas toujours conscience de cette situation. Nous surestimons bien souvent nos capacités cognitives sans tenir compte du prix à payer pour être réactif et dynamique.
Une tempête de dégradation cognitive
Pour mieux comprendre les conséquences cognitives de cette accélération de nos modes de vie, Johann Hari s'est entretenu avec Earl Miller, professeur de neurosciences au MIT.
D'après Earl Miller, il faut davantage tenir compte des limites de nos capacités cognitives. Car notre cerveau ne peut penser qu'à une chose ou deux à la fois. C'est lié à la structure fondamentale du cerveau, et ce n'est pas près de changer.
Mais plutôt qu'accepter nos limites, nous nous sommes inventés un mythe qui consiste à croire que nous pouvons penser à 3, 5, ou 10 choses à la fois.
L'illusion du multitâche
En effet, dans les années 1960, les informaticiens ont inventé des machines dotées de plusieurs processeurs, et qui pouvaient donc réellement faire deux choses (ou plus) simultanément. Ils ont appelé ce pouvoir propre à la machine le multitâche. Puis nous avons pris ce concept et nous nous le sommes appliqué à nous-mêmes.
Or ce terme n'était pas censé s'appliquer aux êtres humains, et cette projection des capacités réelles de la machine sur l'humain s'avère factice. Spontanément, nous avons l'impression de pouvoir faire plusieurs choses en même temps, mais il s'agit là d'une illusion.
« Quand on pense faire plusieurs choses en même temps, on ne fait en réalité que jongler entre plusieurs tâches. »
(Earl Miller)
Earl Miller explique qu'en fait les gens qui jonglent entre plusieurs tâches font mentalement des séries de va-et-vient. Ils ne s'en rendent pas compte parce que notre cerveau lisse cette expérience afin de préserver notre impression d'une fluidité de la conscience. Mais en vérité, ils sont en train de s'interrompre constamment. Ils reconfigurent leur cerveau à chaque instant, tâche par tâche – ce qui n'est pas sans conséquences.
Ce jonglage constant dégrade nos capacités mentales.
Un cerveau moins performant
Tout d'abord, ce jonglage permanent nous rend moins efficace.
Imaginez-vous en train de remplir vos impôts. Vous recevez un sms, vous le regardez – ce n'est qu'un coup d'œil, ça vous prend 5 secondes – et puis vous retournez à vos feuilles d'impôts. Alors, « votre cerveau doit se reconfigurer pour passer d'une tâche à une autre »
(Earl Miller). Vous devez vous rappeler de ce que vous faisiez avant, où vous en étiez, ce que vous en pensiez, etc. Ça prend du temps. Résultat : « [...] votre performance baisse. Vous êtes plus lent. »
(Earl Miller)
Changer de tâches fréquemment empêche notre cerveau de fonctionner optimalement. Une étude restreinte menée par Hewlett-Packard, a montré que le simple fait de recevoir des mails et des appels faisait baisser le quotient intellectuel de leurs employés de 10 points en moyenne.
D'autres recherches montrent qu'il faut en moyenne 23 minutes pour retrouver son état de concentration initial quand on est interrompu alors qu'on était concentré sur une tâcheD'après une étude de 2008 par Gloria Mark (Université de Californie d'Irvine), Daniela Gudith et Ulrich Klocke (Université Humboldt de Berlin) : The Cost of Interrupted Work: More Speed, More Stress. Voir aussi “Worker, Interrupted: The Cost of Task Switching”(Interview de Gloria Mark en anglais). .
« Si vous passez beaucoup de temps occupé à changer continuellement de tâche sans vraiment réfléchir, vous gâchez tout simplement votre temps de cerveau disponible. »
(Earl Miller)
Par ailleurs, jongler entre plusieurs tâches entraîne un taux d'erreur plus important, et ces erreurs s'accompagnent d'une approche plus grossière des problèmes à traiter.
« Au lieu de passer l'essentiel du temps à penser réellement en profondeur, notre pensée se fait plus superficielle, parce qu'on passe beaucoup de temps à corriger des erreurs et revenir mentalement sur nos pas. »
(Earl Miller)
À plus long terme, jongler sans arrêt entre différentes tâches épuise notre créativité. Les idées innovantes nous viennent des connections que crée notre cerveau à partir de tout ce que nous voyons, entendons et apprenons. Notre cerveau, quand il a du temps libre, réfléchit naturellement à tout ce qu'il a déjà absorbé, et tisse des liens nouveaux entre ses connaissances. Si l'on passe son temps à changer de tâche et à corriger ses erreurs, le cerveau a moins l'occasion de développer des pensées réellement créatives et originales.
Une menace pour la démocratie
Selon Earl Miller, notre culture a façonné une véritable « tempête de dégradation cognitive »
. Or cette dégradation de nos capacités réflexives n'est pas sans conséquences sociales.
« Les gens qui n'arrivent pas à se concentrer seront de plus en plus attirés par des solutions simplistes de nature autoritaire – et seront moins à même de réaliser à temps leur échec. Un monde rempli de citoyens à l'attention détournée par Twitter et Snapchat sera un monde de crises en cascade auxquelles nous ne comprendrons plus rien. »
(Johann Hari)
Le danger qui nous menace, c'est une société incapable de penser sa propre complexité, et donc incapable de prendre les bonnes décisions pour s'orienter dans le présent et anticiper l'avenir. Si l'on n'est plus capable de comprendre les problèmes, on n'est pas en mesure de les résoudre. Ce qui met en péril à la fois le fonctionnement de nos sociétés, et leur fondement démocratique.
« La démocratie implique la capacité d'une population à se concentrer ensemble suffisamment longtemps pour identifier les vrais problèmes, les distinguer des faux problèmes, trouver des solutions, et tenir les dirigeants politiques pour responsables s'ils échouent à les appliquer. Si nous perdons collectivement cette capacité de concentration, nous perdons la capacité d'avoir une société pleinement fonctionnelle. »
(Johann Hari)
C'est pourquoi il convient de mieux comprendre ce qui nous arrive pour agir en conséquence, sans se laisser perpétuellement distraire.
-
Toutes les citations sont tirées de Johann Hari, Stolen Focus, Crown, New York, 2022.
Traduction des extraits cités : Dixitologie. -
D'après une enquête conduite par le British Council. Toutes les mesures ont été menées le même jour au même moment sur un trottoir plat et sur une longueur de 20 mètres. Les conclusions de l'étude laissent à penser qu'un pas très rapide est significatif d'une société stressante et d'un mode de vie relativement peu sain.
-
L'équipe de Sune Lehmann Jørgensen a notamment analysé la durée des discussions autour de sujets populaires sur internet (par exemple sur Reddit, Twitter, et d'autres forums virtuels). En 2013, un sujet restait dans le top cinquante des sujets les plus discutés pendant environ 17,5 heures. En 2016, ce chiffre n'était plus que de 11,9 heures. Wikipedia fait néanmoins exception à cette règle, car le niveau d'attention sur les sujets est resté stable.
-
Martin Hilbert et Priscila López, The World’s Technological Capacity to Store, Communicate, and Compute Information,article publié dans la revue Science, Vol 332, n°6025, pp. 60-65, février 2011.
-
D'après Keith Rayner et al., “So Much to Read, So Little Time: How Do We Read, and Can Speed Reading Help?”, Psychological Science in the Public Interest 17, n°1, pp. 4-34 (2016). Voir aussi : Susan C. Wilkinson, Will Reader et Stephen J. Payne, “Adaptive browsing: Sensitivity to time pressure and task difficulty”, International Journal of Human-Computer Studies 70, n°1, pp. 14-25 (2012)
-
D'après une étude de 2008 par Gloria Mark (Université de Californie d'Irvine), Daniela Gudith et Ulrich Klocke (Université Humboldt de Berlin) : The Cost of Interrupted Work: More Speed, More Stress. Voir aussi “Worker, Interrupted: The Cost of Task Switching”(Interview de Gloria Mark en anglais).