Ivan Illich – L'industrialisation du savoir
L’école, sous sa forme actuelle, nous prédispose à accepter le monde tel qu’il est, au lieu de nous donner les moyens intellectuels de le transformer : « [...] nous avons fait du système scolaire une méthode de production d’un homme qui puisse s’intégrer à un monde où tout est planifié. L’école est ainsi devenu le meilleur outil pour prendre l’homme à son propre piège. »
Toutes les citations sont tirées d'Ivan Illich, Une société sans école, Éditions du Seuil, 1971.
La démocratisation de l’école va de pair avec l’industrialisation de la société. D’après Ivan Illich, les exigences d’une urbanisation intensive ont conduit à considérer les enfants de plus en plus comme « une sorte de ressource naturelle, dont le traitement revient aux écoles, afin qu’ils soient prêts à être absorbés par la machine industrielle »
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« L’école assure la vente des “programmes”, qui se présentent comme toute autre marchandise, dûment préparés et conditionnés. Avant d’en entamer la production, tout commence, bien entendu, par une “recherche” qualifiée de scientifique ; à partir de cette recherche, les “ingénieurs” en enseignement vont pouvoir établir les prévisions en matière de demande et d’approvisionnement en outillage pour les chaînes de montage, en tenant compte des restrictions budgétaires et des tabous sociaux. Le “service de vente” est assuré par l’enseignant qui livre le produit fini au consommateur, en l’occurence à l’élève, dont on relèvera et mettra en fiches les réactions, afin de disposer des données nécessaires à la conception d’un autre produit destiné à remplacer le précedent. »
Opacité
Autrement dit : « Le résultat de cette méthode de production ne diffère pas des autres produits offerts à la vente. »
Le savoir devient une marchandise comme une autre, et sa méthode de production, à l’instar des autres, nous apparaît de plus en plus opaque.
L’école participe à une entreprise plus générale qui conditionne l’homme à la consommation disciplinée. Car tous ces produits que l’industrie crée pour nous, nous les utilisons sans savoir comment ils sont faits ni comment ils fonctionnent. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur d’une montre, d’un téléphone, d’une radio ? Si nous voulons le savoir, nous sommes prévenus, nous allons détériorer ces objets et les rendre inutilisables. Autrement dit, il faut laisser tout ça à un spécialiste : « Certes, on veut bien nous enseigner la théorie des transistors, mais un récepteur transistorisé n’est pas fait pour que nous allions voir par nous-mêmes. »
De même, l’enseignement devient aussi opaque que les autres objets que nous consommons.
« Bref, on nous décourage d’apprendre, et toutes ces inventions de l’industrie étouffent l’esprit inventif de l’ensemble de la société et ne servent finalement que la personne soi-disant compétente qui garde jalousement son savoir particulier. »
L’homme vit dans un milieu qu’il a lui-même conçu, et voilà que cet environnement artificiel lui devient impénétrable. Ainsi, « les êtres humains, qu’ils soient par ailleurs riches ou pauvres, sont de plus en plus tenus à l’écart de la nature réelle des objets conçus par notre société »
. Cette opacité renforce la séparation entre le temps du travail et le temps du loisir, relégué à une passivité consumériste : « Qu’il soit tantôt spectateur, tantôt travailleur, l’homme va à son lieu de travail ou de divertissement, où il succombe à la routine que d’autres ont préparée pour lui et à laquelle il doit s’adapter. Et ainsi sa vie est façonnée, son rôle social défini, dans un monde où tout est prévu, conçu à l’avance, que ce soit les produits, le désir d’en jouir, ou l’instruction nécessaire à leur emploi. »
L’éducation que nous recevons à l’école, loin de faire de nous des individus autonomes et coopératifs, nous forme à la compétition et à l’obéissance. Cette éducation nous enjoint à compartimenter nos vie, à cloisonner nos connaissances : « L’enseignement fait de l’aliénation la préparation à la vie, séparant ainsi l’éducation de la réalité et le travail de la créativité. »
Aliénation
Le danger qui nous guette est de voir les habitants des villes modernes de plus en plus dépossédés de tout esprit critique et de plus en plus soumis à un enseignement totalitaire : « Si nous choisissons de nous taire et d’accepter le postulat selon lequel le savoir est une marchandise qui, dans certaines conditions, doit être vendue de force au consommateur, nous sommes prêts à nous soumettre à la domination sans cesse plus pesante des gestionnaires totalitaires de l’information et aux funestes parodies d’école qu’ils nous préparent. »
L’industrialisation de la connaissance participe en effet à l’aliénation des individus, qui se meuvent désormais à la surface d’un univers artificiel, qu’ils ne sont plus à même de comprendre réellement.
« La façon dont on conçoit la production industrielle crée un monde de choses, dont on ne voit plus que l’apparence extérieure ; quant aux écoles, elles imposent à leurs élèves de vivre dans un domaine artificiel, où les objets sont retirés du milieu quotidien dans lequel ils ont leur sens véritable. »
Cette aliénation renforce la passivité des citoyens tout en exacerbant des désirs voués à être frustrés. En effet, sous couvert de progrès technique, la logique qui s’impose est une insatiable perpétuation des privilèges et non une vision émancipatrice qui aurait pour horizon le bien commun de l’humanité.
Consumérisme
« Tous nos planificateurs du futur cherchent à rendre économiquement faisable ce qui est techniquement possible, mais se gardent bien, ce faisant, de réfléchir aux conséquences sociales inévitables : ils ne parlent jamais de l’appétit exacerbé, de ce désir irrésistible des êtres humains de bénéficier des biens de consommation et des services qui resteront toujours réservés à un petit nombre de privilégiés. »
Dans cette course au progrès marchand, l’école est l’industrie qui produit un individu adapté à la société de consommation, c’est-à-dire intellectuellement inapte à penser les conditions de sa propre aliénation. L’école normalise le fonctionnement, ou plutôt les dysfonctionnements, d’une société consumériste proposée comme horizon indépassable.
La mission de l’école est donc de conduire les jeunes individus « à s’intégrer à une société qui réclame une spécialisation disciplinée, aussi bien de la part des producteurs que des consommateurs, et, en même temps, une fidélité inconditionnelle à l’idéologie de la croissance économique »
. Elle s’attache à produire un individu docile, trop obnubilé par la course aux privilèges et par le devoir de consommer pour remettre en question sa propre marchandisation.
« L’école est l’agence de publicité qui nous fait croire que nous avons besoin de la société telle qu’elle est. Dans une telle société, il faut sans cesse profiter davantage des valeurs offertes. Les plus gros consommateurs rivalisent âprement pour être les premiers à épuiser la terre, à se remplir la panse, à discipliner le menu fretin des consommateurs et à dénoncer ceux qui trouvent encore leur satisfaction à se contenter de ce qu’ils ont. L’éthos de l’insatiabilité se retrouve, ainsi, à la base du saccage du milieu physique, de la polarisation sociale et de la passivité psychologique. »
Selon Ivan Illich, « le mythe de la consommation sans fin remplace désormais la croyance en la vie éternelle »
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Mais la croissance conçue comme une consommation sans fin et l’illusion du progrès éternel ne sauraient conduire à la maturité : « Lorsque l’on n’imagine plus que de participer à cet accroissement quantitatif illimité, le développement organique s’étiole. »
Cette insatiabilité généralisée conduit à un appauvrissement des hommes.
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Toutes les citations sont tirées d'Ivan Illich, Une société sans école, Éditions du Seuil, 1971.