Ivan Illich – La pauvreté moderne
Remarquons au préalable que la définition même de la pauvreté n’a rien d’évident. En effet, être pauvre c’est manquer de ressources, de moyens matériels pour mener une vie décente. Mais tout dépend des critères suivant lesquels on fixe les besoins matériels, et tout dépend de la définition qu’on se donne d’une vie décente.
Or, « Une société où les besoins fondamentaux de l’homme se transforment en demande de biens de consommation a tôt fait de mesurer la pauvreté selon certains étalons de comparaison que les technocrates peuvent modifier à volonté. Est “pauvre” celui qui ne parvient pas alors à satisfaire à certaines normes de la consommation obligatoire. »
Toutes les citations sont tirées d'Ivan Illich, Une société sans école, Éditions du Seuil, 1971.
Pour Ivan Illich, la modernisation de la pauvreté se caractérise avant tout par trois phénomènes.
« Nous allons inexorablement aussi bien vers la pollution du milieu physique que vers la ségrégation sociale, tandis que nous accable le sentiment de notre impuissance. Et ce sont ces trois aspects que nous retrouvons dans l’expérience de la pauvreté dans sa version moderne, de même que dans le processus de dégradation d’ensemble qui s’accélère, dans la mesure où des besoins de nature non matérielle sont conçus comme une demande accrue de biens de consommation. »
Pollution du milieu physique
La pollution du milieu physique est le premier aspect de cette pauvreté moderne.
Ainsi, en 1971, Ivan Illich remarque que « Les limites des ressources terrestres commencent d’apparaître. Aucune découverte scientifique ou technique ne pourrait fournir à tous les habitants du monde les biens et les services dont disposent les pauvres des pays riches. »
L’absurdité de cet écocide est selon lui plus dangereux encore que l’arme atomique : « Nous savons quel relais électrique ne doit pas se fermer pour éviter le désastre atomique. Nous ne disposons d’aucun court-circuit pour prévenir l’holocauste écologique. »
Or les institutions jouent un rôle décisif dans cette destruction du milieu physique.
« Les institutions les plus importantes rivalisent férocement pour disposer des ressources dont aucun inventaire ne fait état : l’air, les océans, le silence, la lumière, la santé. Elles n’attirent l’attention du public sur la raréfaction de ces ressources que lorsqu’elles sont presque irrémédiablement avilies. Partout la nature devient nocive, la société inhumaine ; la vie privée est envahie et la vocation personnelle étouffée. »
Les institutions, dont l’institution scolaire, sont le moteur de ce processus destructeur.
« Elles créent des besoins plus vite qu’elles ne peuvent les satisfaire et, tandis qu’elles s’efforcent en vain d’y parvenir, c’est la terre qu’elles consument. Cela est vrai de l’agriculture, comme de l’industrie, de même que de la médecine et de l’enseignement. »
Ségrégation sociale
Le second aspect qui caractérise cette modernisation de la pauvreté est une ségrégation sociale croissante.
Cette polarisation sociale est double.
Au sein même des pays développés, la scolarité obligatoire justifie les inégalités sociales. Aucune réforme scolaire ne pourra compenser les inégalités sociales que l’école renforce malgré ses promesses renouvelées d’égalité accrue.
« C’est la structure de l’école qui s’oppose à tout avantage accordé à ceux qui sont, par ailleurs, désavantagés. On aura beau concevoir des programmes allégés, mettre en place des classes de perfectionnement, des horaires renforcés, tout cela ne conduira qu’à une discrimination accrue et à des coûts de production plus élevés. »
Ainsi, l’école n’est pas au service de la justice sociale.
« L’impôt est forcément injuste lorsque tous les citoyens doivent entretenir un ensemble gigantesque de bâtiments scolaires, un corps enseignant démesuré, car tout cela ne sert que les fins de l’industrie de la connaissance, ne permet de distribuer que les produits qu’elle veut bien mettre sur le marché pour un nombre limité de consommateurs. »
Par ailleurs, sur le plan international, les disparités entre les pays s’accentuent : « Le système de la scolarité obligatoire, s’il conduit inévitablement à une ségrégation au sein de la société, permet également une sorte de classement entre les nations. »
En effet, la plupart des pays ont précipitamment suivi les premiers de cordée dans l’ère du développement économique et de la consommation concurrentielle, et commencent de ce fait à faire l’expérience de la pauvreté modernisée : « Leurs citoyens ont appris à penser comme des riches, tandis qu’ils vivent comme des pauvres. (…) Dans tous ces pays, voilà la majorité des habitants pris dans les rêts de l’école : j’entends qu’elle les a déjà instruits de leur infériorité face à ceux qui ont "fait des études". Ils vénèrent l’école, ils seront doublement exploités. Ils acceptent qu’une part sans cesse plus importante des ressources publiques soit consacrée à l’éducation du petit nombre et ils finissent par croire que le contrôle du milieu social n’est pas du ressort de l’individu. »
Sentiment d'impuissance
Le troisième aspect de cette pauvreté moderne est le sentiment de notre impuissance.
Certes, la pauvreté a de tout temps impliqué l’impossibilité d’agir sur le plan social. Cependant l’omniprésence des institutions accable aujourd’hui les esprits d’une impuissance nouvelle. Sans s’en rendre compte, on a peu à peu pris « l’habitude de faire d’abord confiance au mécanisme institutionnel plutôt qu’à la bonne volonté de l’homme »
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Or cette confiance en des mécanismes institutionnels abstraits et indépendants de notre volonté décourage tout accomplissement personnel en marge de l’institution. Elle génère un “sous-développement” progressif de la confiance en soi et dans la communauté. Cette perte de confiance en soi est exacerbée par un sentiment de frustration et de dépendance face aux institutions.
C’est que la toute-puissance des institutions ôte aux individus jusqu’à la volonté de se défendre et d’agir collectivement. Ils se sentent incapables d’agir sur un réel qui les dépasse et sur lequel ils perdent prise : « [...] ils sont de moins en moins capables d’organiser leurs vies à partir de leurs expériences et ressources dans le cadre de leur propre communauté ».
Cette impuissance se traduit par une perte de confiance dans les capacités du politique à changer la société. La puissance d’institutions non démocratiques renforce « le sentiment d’être pris au piège, la conscience que la plupart des nouvelles décisions politiques adoptées avec un large soutien populaire conduisent à des résultats opposés à ceux que l’on se proposait d’accomplir. »
Ainsi, notre monde commence à perdre sa dimension humaine et se retrouve soumis à « la contrainte des faits et de la fatalité, comme aux époques dites primitives »
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« Mais l’univers chaotique du barbare était, en fait, constamment soumis aux interventions de divinités mystérieuses et anthropomorphes, tandis que nous ne pouvons attribuer le chaos de notre monde qu’à notre propre action et à notre propre planification. »
Pour Ivan Illich, « Cette modernisation de la pauvreté est un phénomène mondial et on le trouve à l’origine du sous-développement contemporain. »
En définitive, « Les pauvres sont toujours dupés lorsqu’ils croient que les enfants doivent bénéficier d’une véritable scolarité. »
Qu’il s’agisse d’une promesse ou d’une réalité, le résultat dans un cas comme dans l’autre, est finalement comparable : « [...] ces douze années d’école font des enfants déshérités du Nord des adultes invalides, parce qu’ils les ont subies, et flétrissent ceux du Sud, en font des êtres à jamais arriérés, parce qu’ils n’en ont pas bénéficié. Ni dans le Nord, ni dans le Sud, les écoles n’assurent l’égalité. Au contraire, leur existence suffit à décourager les pauvres, à les rendre incapables de prendre en main leur propre éducation. Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation, parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger. »
« L’école est devenue la religion mondiale d’un prolétariat modernisé et elle offre ses vaines promesses de salut aux pauvres de l’ère technologique. L’État-nation a adopté cette religion, enrôlant tous les citoyens et les forçant à participer à ses programmes gradués d’enseignement sanctionnés par des diplômes. »
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Toutes les citations sont tirées d'Ivan Illich, Une société sans école, Éditions du Seuil, 1971.