Adam Smith – Les maîtres de l’humanité
On connaît généralement la “main invisible” du marché, mais on connaît moins cette phrase d’Adam Smith qui dénonce la maxime des “maîtres de l’humanité”.
« Tout pour nous et rien pour les autres, voilà la vile maxime qui paraît avoir été, dans tous les âges, celle des maîtres de l’espèce humaine. »
Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur quelques extraits des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, et tenter de recontextualiser cette célèbre phrase d’Adam Smith. Adam Smith est un professeur écossais de philosophie morale du XVIIIème siècle, considéré comme le fondateur des sciences économiques modernes. Il est aussi l’auteur d’une Théorie des sentiments moraux, publiée en 1759. Mais son ouvrage le plus connu, dont le titre est généralement abrégé, reste la Richesse des nations, publié en 1776.
Rentiers, salariés, marchands
Tout d’abord, rappelons que, selon Adam Smith, la société se divise en trois classes.
La société se répartit en rentiers (c’est-à-dire la classe des propriétaires terriens qui vit du revenu que leur procurent leurs terres), en salariés (c’est-à-dire la classe des ouvriers et d’une manière générale de tous ceux qui vendent leur force de travail), et en marchands (la classe des capitalistes, au sens strict du terme, c’est-à-dire la classe de ceux qui employent les capitaux).
« La masse totale du produit annuel de la terre et du travail d’un pays, (...) constitue un revenu à trois différentes classes du peuple : à ceux qui vivent de rentes, à ceux qui vivent de salaires, à ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée, du revenu desquelles toute autre classe tire en dernier résultat le sien. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
Pour Adam Smith : « l’intérêt de la première de ces trois grandes classes est étroitement et inséparablement lié à l’intérêt général de la société. »
. De la même façon : « L’intérêt de la seconde classe, celle qui vit de salaires, est tout aussi étroitement lié que celui de la première à l’intérêt général de la société. (...) La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci à la prospérité de la société ; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
Qu’en est-il de la troisième classe sociale ?
« Ceux qui emploient l’ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. (...) Les opérations les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d’après les plans et les spéculations de ceux qui emploient les capitaux ; et le but qu’ils se proposent dans tous ces plans et ces spéculations, c’est le profit. (...) Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s’y attirent le plus de considération. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
Trois classes aux intérêts divergents
« Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
Cette divergence d’intérêts a plusieurs causes.
D’une part, la tendance à la concentration des capitaux et au monopole.
« L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché, mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement, et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
D’autre part, la hausse des profits à laquelle aspire naturellement le capitaliste, qu’il soit marchand ou manufacturier, porte préjudice au pouvoir d’achat.
« Dans le fait, des profits élevés tendent, beaucoup plus que des salaires élevés, à faire monter le prix de l’ouvrage. (...) La hausse des salaires opère sur le prix d’une marchandise, comme l’intérêt simple dans l’accumulation d’une dette. La hausse des profits opère comme l’intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l’élévation des salaires renchérit leurs marchandises, et par là en diminue le débit, tant à l’intérieur qu’à l’étranger ; ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits ; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains ; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre IX
Enfin, et c’est le point le plus important, d’après Adam Smith, les rentes et les salaires sont intrinsèquement liés à la richesse réelle du pays.
« Or, le taux des profits ne hausse point, comme la rente et les salaires, avec la prospérité de la société, et ne tombe pas, comme eux, avec sa décadence. Au contraire, ce taux est naturellement bas dans les pays riches, et élevé dans les pays pauvres ; jamais il n’est aussi élevé que dans ceux qui se précipitent le plus rapidement vers leur ruine. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre X, Section II
En résumé, selon Adam Smith, la recherche du profit menace la conservation de la société, car seul la dissolution et la ruine de la société assurent un profit maximal.
Inégalité des moyens d'action
Par ailleurs, les trois classes ne sont pas sur un pied d’égalité quant aux moyens d’analyse et d’action dont elles disposent.
« Comme dans tout le cours de leur vie ils sont occupés de projets et de spéculations »
, la classe des marchands et des manufacturiers a un avantage sur les deux autres classes, qui consiste en une meilleure connaissance de ses propres intérêts. De plus, « [...] les lois des corporations apportent moins d’obstacles à la libre circulation des capitaux d’un lieu à un autre, qu’à celle du travail. Partout un riche marchand trouvera plus de facilité pour obtenir le privilège de s’établir dans une ville de corporation, qu’un pauvre artisan pour avoir la permission d’y travailler. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre VIII
Ainsi le savoir économique et la mobilité du capitaliste lui confèrent un avantage stratégique sur les deux autres classes dans la poursuite de ses objectifs et la défense de ses intérêts.
« Un marchand, comme on l’a très-bien dit, n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il tienne son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays à un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité. On ne peut pas dire qu’aucune partie en appartienne à un pays en particulier, jusqu’à ce que ce capital y ait été répandu, pour ainsi dire, sur la surface de la terre en bâtiments ou en améliorations durables. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre III, Chapitre IV
Le monopole des manufacturiers
Adam Smith souligne qu’il faut toujours se méfier des propositions émanant des marchands et des manufacturiers.
« Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
Ce conflit d’intérêts fondamental entre l’intérêt général, qui vise au bien commun, et l’intérêt marchand, qui vise au profit, explique le danger que représente l’influence des puissances marchandes et industrielles dans le domaine politique. Cette influence menace plus particulièrement la souveraineté de l’État, qu’elle risque de détourner de l’intérêt général au profit de l’intérêt des plus puissants parmi les marchands et les manufacturiers. Ainsi, Adam Smith dénonce déjà : « le monopole que nos manufacturiers exercent sur nous »
.
L'instrumentalisation des lois
Il explique que ce phénomène menace le pouvoir législatif lui-même : « Ce monopole a tellement grossi quelques unes de leurs tribus particulières, que, semblables à une immense milice toujours sur pied, elles sont devenues redoutables au gouvernement et dans plusieurs circonstances même elles ont effrayé la législature. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre II Plus loin, il écrit : « je puis l’affirmer hardiment : les plus cruelles de nos lois fiscales sont douces et modérées en comparaison de quelques-unes de celles que les clameurs de nos marchands et de nos manufacturiers ont arrachées à la législature pour le soutien de leurs injustes et absurdes monopoles. On peut dire de ces lois ce que l’on a dit de celles de Dracon, qu’elles ont toutes été écrites avec du sang. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre VIII
Adam Smith insiste sur l’effet corrupteur de cette influence sur les décisions publiques et la sphère politique en général.
« Un membre du parlement qui appuie toutes les propositions tendant à renforcer ce monopole est sûr, non seulement d’acquérir la réputation d’un homme entendu dans les affaires du commerce, mais d’obtenir encore beaucoup de popularité et d’influence chez une classe de gens à qui leur nombre et leur richesse donnent une grande importance. (...) Si, au contraire, il combat ces propositions, et surtout s’il a assez de crédit dans la chambre pour les faire rejeter, ni la probité la mieux reconnue, ni le rang le plus éminent, ni les services publics les plus distingués ne le mettront à l’abri des outrages, des insultes personnelles, des dangers mêmes que susciteront contre lui la rage et la cupidité trompées de ces insolents monopoleurs. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre II
L’intégrité politique est ainsi socialement punie dans les milieux soumis à l’influence de ces monopoles. Ce n’est certes pas le commerce de proximité ou le commerce en général que dénonce Adam Smith, mais bien l’abus de pouvoir et la tendance au monopole des plus puissants d’entre les marchands et les manufacturiers.
« L’industrie qu’encourage principalement notre système mercantile, c’est celle sur laquelle porte le bénéfice des gens riches et puissants. Celle qui alimente les profits du faible et de l’indigent est presque toujours négligée ou opprimée. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre VIII
Le système mercantile
Mais d’où vient le pouvoir de ces “monopoleurs”, et pourquoi est-il aussi problématique ?
Pour le comprendre, il faut revenir à l’émergence de ce qu’Adam Smith appelle le “Système mercantile”, c’est-à-dire revenir sur la fin du féodalisme et « la grande révolution que l’extravagance des uns et l’industrie des autres amenaient insensiblement »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre III, Chapitre IV
En effet, le système mercantile et la généralisation des échanges marchands transforme le rapport à la consommation courant au Moyen-Âge et permet l’apparition d’une nouvelle forme d’accumulation et de concentration des richesses.
« Dans un pays où il n’existe ni commerce étranger ni manufactures importantes, un grand propriétaire ne trouvant pas à échanger la plus grande partie du produit de ses terres qui se trouve excéder la subsistance des cultivateurs, en consomme la totalité chez lui, en une sorte d’hospitalité rustique. (...) Avant l’extension du commerce et des manufactures en Europe, l’hospitalité qu’exerçaient les grands et les riches, depuis le souverain jusqu’au moindre baron, est au-dessus de tout ce dont nous pourrions aujourd’hui nous faire idée. (...) Il n’y a pas beaucoup d’années qu’en plusieurs endroits des montagnes d’Écosse il s’exerçait une hospitalité du même genre. Il paraît qu’elle est commune à toutes les nations qui connaissent peu le commerce et les manufactures. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre III, Chapitre IV
Ce que la généralisation des échanges marchands introduit, c’est la possibilité nouvelle de ne plus partager l’excédent de ressources mais de l’échanger contre des biens de luxe inédits. Cette possibilité nouvelle qui s’offre à la classe des propriétaires va bouleverser les rapports entre la classe des propriétaires et la classe des marchands, et transformer radicalement les rapports de pouvoir au sein des classes dominantes.
En effet, la société féodale reposait sur la puissance des seigneurs féodaux, propriétaires des terres du royaume. Adam Smith précise que « Dans ces anciens temps, le roi n’était guère autre chose que le plus grand propriétaire du royaume, celui auquel les autres grands propriétaires rendaient certains honneurs, à cause de la nécessité d’une défense commune contre les ennemis communs. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre III, Chapitre IV D’après Adam Smith, les institutions féodales ne permirent jamais à la monarchie d’imposer pleinement son autorité aux seigneurs féodaux.
« Après l’institution de la subordination féodale, le roi fut aussi hors d’état qu’auparavant de réprimer les violences des grands seigneurs. Ils continuèrent toujours de faire la guerre selon leur bon plaisir, presque sans cesse l’un contre l’autre, et très souvent contre le roi, et les campagnes ouvertes furent toujours, comme auparavant, un théâtre de violences, de rapines et de désordres. (...)
Mais ce que les institutions féodales, toutes violentes qu’elles étaient, n’avaient pu effectuer, l’action lente et insensible du commerce étranger et des manufactures le fit graduellement. Ces deux genres d’industrie fournirent peu à peu aux grands propriétaires des objets d’échange à acquérir avec le produit superflu de leurs terres, objets qu’ils pouvaient consommer eux-mêmes sans en faire part à leurs tenanciers et aux gens de leur suite. Tout pour nous et rien pour les autres, voilà la vile maxime qui paraît avoir été, dans tous les âges, celle des maîtres de l’espèce humaine. (...) Aussi, dès qu’ils purent trouver une manière de consommer par eux-mêmes la valeur totale de leurs revenus, ils ne furent plus disposés à en faire part à personne. Une paire de boucles à diamants, ou quelque autre frivolité tout aussi vaine, fut l’objet pour lequel ils donnèrent la subsistance, ou ce qui est la même chose, le prix de la subsistance d’un millier peut-être de personnes pour toute une année, et avec cette subsistance toute l’influence et l’autorité qu’elle pouvait leur valoir ; mais aussi les boucles étaient pour eux seuls, aucune autre créature humaine n’en partageait la jouissance ; au lieu que, dans l’ancienne manière de dépenser, il fallait au moins faire part à mille personnes d’une dépense qui eût été de même valeur. »Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre III, Chapitre IV
C’est ce goût du luxe qui peu à peu met les seigneurs féodaux à la merci des marchands et des manufacturiers, en les poussant notamment à mettre leurs terres en bail pour se procurer du numéraire susceptible d’acheter les objets de leurs caprices. Ils se laissent insensiblement déposséder de leur puissance politique, qui reposait sur l’influence qu’ils exerçaient sur les nombreux hommes et femmes qui vivaient sur leurs terres et sous leur dépendance. Ce faisant, ils renforcent l’émergence de la classe bourgeoise mercantiliste et consolident les assises de son pouvoir.
Ainsi, la vile maxime des maîtres de l’espèce humaine s’applique aussi bien aux anciens maîtres féodaux qu’aux nouveaux maîtres manufacturiers et monopoleurs qui prétendent détourner l’intérêt général pour leur seul bénéfice. “Tout pour nous, rien pour les autres”, c’est l’éternelle rengaine des accapareurs à travers l’histoire. Là où le système féodal imposait jadis la tyrannie du seigneur à ses serfs, le système mercantile que critique Adam Smith soumet l’ensemble des consommateurs à la tyrannie des producteurs.
En réalité, « La consommation est l’unique but, l’unique terme de toute production, et l’on ne devrait jamais s’occuper de l’intérêt du producteur, qu’autant qu’il le faut seulement pour favoriser l’intérêt du consommateur. (...) Mais, dans le système que je combats, l’intérêt du consommateur est à peu près constamment sacrifié à celui du producteur, et ce système semble envisager la production et non la consommation, comme le seul but, comme le dernier terme de toute industrie et de tout commerce. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre VIII
En définitive, c’est la liberté des citoyens qui est menacée. Dans sa « Conclusion du Système Mercantile », Adam Smith écrit que ce que met en péril l’État mercantiliste, c’est précisément « cette liberté civile si vantée, et dont nous nous montrons si jaloux, liberté qu’on sacrifie ouvertement (...) au misérable intérêt de nos marchands et de nos manufacturiers. »
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre VIII
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Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre XI
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Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre IX
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Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Livre I, Chapitre X, Section II
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Adam Smith, La richesse des nations, Tome 2, Livre IV, Chapitre VIII