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Marielle Macé – Respire

Nous avons tendance à oublier tout ce que nous devons aux plantes. Et pourtant, ce sont elles qui rendent possible la vie sur terre, grâce à la photosynthèse. Non seulement ce sont elles qui ont constitué l'oxygène de l'atmosphère, il y a 2,45 milliards d’années, mais ce sont elles aussi qui maintiennent constant le taux d’oxygène dans l’atmosphère terrestre. Si nous existons, c'est donc parce que les plantes rendent l'atmosphère respirable.

Mais l'air que nous respirons, c'est aussi un certain état du monde, sur lequel nous agissons collectivement depuis plusieurs siècles, et qui est aujourd'hui marqué, ou plutôt souillé par l'industrialisation à outrance. Pesticides, fumées toxiques, particules fines, poussières de mercure, d'amiante ou de silice s'insinuent dans nos poumons sans que nous y prenions garde.

Respirer : un processus collaboratif

Dans un petit livre transversal qui mêle poésie et scienceMarielle Macé, Respire, éditions Verdier 2023. , l'essayiste Marielle Macé souligne « l'immense besoin d'air et de sens qui se fait sentir un peu partout ». Elle nous invite à repenser notre respiration dans un monde irrespirable et nous rappelle que « Respirer est un échange permanent avec le dehors [...]. »

L'air, tout comme l'eau, participe au cycle infini de la vie : « […] l'air que l'on inhale est passé et repassera par d'autres poumons, par d'autres formes de vie, d'autres matières ; de même que l'eau que l'on boit [...] a été non seulement bue mais pissée plusieurs fois, passée par toutes sortes d'organismes, vivants ou pas mais tous pris dans la circulation de la vie. »

Chaque respiration s'inscrit dans un milieu où nous coexistons avec d'autres formes de vie.

« Vous respirez et l'air ambiant vous respire. »Selon Marielle Macé, « En cela, la respiration rejoint et confirme la définition (pré)écologique de la vie proposée par Canguilhem, qui la concevait comme un “débat” entre le vivant et son milieu. » 

Ce réseau de dépendance réciproque nous enjoint à nous solidariser du vivant qui nous entoure. La respiration est un partage.

(Pour Marielle Macé)

« Respirer, donc, c'est savoir que l'on collabore au vivre du monde entier et y acquiescer. »

Mais la dégradation de l'air nous confronte à un partage de plus en plus tragique des pollutions environnementales.

Notre rapport à la nature a perdu de son innocence et devient douloureux dès lors qu'il s'inscrit sur fond d'une destruction du vivant dont nous nous rendons irrémédiablement complices.

« Il y a un lien concret entre ma respiration et l'état du monde (entre ce que je rejette et la santé du milieu, comme entre ma poubelle et l'océan, entre mes déchets et le corps rempli de plastique de grands oiseaux à l'autre bout du monde). Pas seulement une responsabilité, mais quelque chose d'une compromission climatique. »

Une harmonie rompue

Notre lien au milieu végétal, à cette nature qui fait vivre, se fait de plus en plus ténu. Nous nous sommes progressivement accoutumés à une atmosphère suffocante, en particulier dans les villes, puisque l'industrialisation va souvent de pair avec une urbanisation exacerbée. Or plus elles s'étendent, plus les grandes villes modernes étouffent.

Depuis un siècle, la ville de Rome par exemple, s'est détachée de ses rives et de ses sources de fraîcheur à mesure de son accroissement démographiqueVoir aussi Aurélien Delpirou, Eleonora Canepari, Sylvain Parent, Emmanuelle Rosso (Cartographie : Aurélie Boissière), « Le “deuxième sac” de Rome » Atlas historique de Rome 2021, éditions Autrement, pages 86 à 87. Non seulement « le Tibre s'est noyé dans le flot urbain », mais le ponentino, un vent doux qui souffle l'été, est obstrué par le bâti urbain.

« [...] le léger vent d'ouest qui venait de la mer et savait rafraîchir la ville, a faibli dans les années 1970 puis tout à fait disparu avec l'urbanisation des périphéries ; la massification urbaine a brisé la brise, étouffé le ponentino qu'on attendait auparavant, le soir, sur les terrasses et dans les rues, et qui n'arrive plus en ville. »

Non seulement l'urbanisation excessive nuit à la respiration des villes, mais elle fragilise aussi leur résilience face aux catastrophes écologiques présentes et futures, comme l'ont confirmé les inondations à Valence en 2024.

Parfois, les bâtiments mêmes nous empoisonnent, en particulier dans le cas de l'amiante.

« Malgré son interdiction en 1997 (presque un siècle après que sa toxicité a été établie), tout est pourtant loin d'être désamianté : il resterait 15 à 20 millions de tonnes d'amiante dans les bâtiments en France [...]. Aujourd'hui l'amiante reste la première cause de maladie professionnelle en France, tuant plusieurs milliers de personnes tous les ans. »

En effet, contrairement à ce qu'on pourrait s'imaginer, plus le temps passe, plus l'amiante pose problème. Car c'est précisément lorsque les bâtiments amiantés se dégradent, longtemps après leur construction, qu'ils représentent le plus grand danger pour la santé.

Ainsi, de nombreux produits toxiques continuent à poser des problèmes de santé publique après leur date d'interdiction, comme l'amiante, ou les pesticides. Sans compter que les différentes formes de pollution qui nous menacent sont susceptibles de se combiner entre elles en d'imprévisible cocktails toxiques.

« Il n'échappe d'ailleurs à personne que les allergies sont parmi les maladies les plus actuelles ; elles sont en augmentation exponentielle (on annonce que la moitié de la population française souffrira dans quinze ans d'allergies lourdes, pouvant aller jusqu'à la détresse respiratoire – il y en avait 4% il y a moins d'un siècle). »

De plus en plus de pathologies se développent qui sont ainsi liées à l'état du monde dans lequel nous vivons. Ces maladies d'organismes fragilisées, « pathologies conjuguées du corps et de l'environnement », sont elles-mêmes le symptôme d'un plus vaste problème, « car ces pathologies avouent l'état hostile du monde ». Elles nous rappellent, quoique négativement, que « la santé est, serait, l'harmonie (la belle relation réciproque) d'un organisme avec un climat ».

Or c'est précisément l'inverse d'une relation harmonieuse qui a été privilégié : « la pollution de l'air, à grande échelle, a presque constitué un choix de civilisation ». L'histoire de la modernité est aussi celle de l'altération des conditions atmosphériques de la vie.

L'inégalité face aux pollutions

Collectivement, nos choix passés et présents nous menacent donc par leurs répercussions sur le long terme. Cependant, nous ne sommes pas à égalité face à la contamination de l'air.

« Car les pollutions s'accumulent avant tout dans le corps des plus pauvres [...]. »

Dès ses débuts, l'industrialisation du monde s'est faite au détriment des poumons de certains.

« Parmi les maladies du travail à l'ère industrielle, les pathologies respiratoires ont toujours été les plus fréquentes. »

Ces pathologies respiratoires touchent davantage certaines catégories socio-professionnelles particulièrement exposées. Plus généralement, « les pollutions trouvent surtout leur chemin à travers les poumons des travailleurs, et de leurs enfants, souvent asthmatiques eux aussi ». Les inégalités sociales et l'exploitation salariale sont donc au cœur de l'histoire des pollutions. C'est un cercle vicieux puisque la dégradation de l'environnement accentue l'inégalité de l'espérance de vie selon la condition socialeMarielle Macé s'appuie sur le travail de Didier Fassin pour qui « la différence de l'espérance de vie selon la condition sociale » est un « scandale persistant ». Didier Fassin, De l'inégalité des vies, Paris, Fayard-Collège de France, « Leçons inaugurales du Collège de France », 2020, cité par Marielle Macé. Voir aussi : Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d'un poison légal, Paris, Presses de Sciences-Po, 2019. .

Une nouvelle condition respiratoire

Néanmoins, si la pollution de l'air exacerbe les inégalités sociales, elle concerne absolument tout le monde. Marielle Macé qualifie de « nouvelle condition respiratoire » la situation dans laquelle nous sommes.

« Un air nouveau, une situation inédite faite aux vivants, marquée par l'industrialisation à outrance, l'extractivisme et l'exploitation généralisée des énergies fossiles (charbon, gaz, pétrole), la déforestation (l'attaque de ces “poumons” cosmiques que sont les forêts), l'asphyxie progressive des sols, les sécheresses, les incendies à répétition, le conditionnement général de l'air. »

Notre atmosphère devient de moins en moins respirable pour le vivant, et le changement climatique ne fait qu'accentuer cette tendance à l'asphyxie.

Marielle Macé évoque entre autres l'augmentation des cas d'“asthme d'orage”, une forme d'asthme spécifique, déclenchée par une combinaison de facteurs environnementaux, notamment des conditions météorologiques orageuses en présence de pollen« Les vents violents qui se couchent au sol, arrachent les pollens des graminées et des herbacées et les concentrent en aérosols. » .

« Et l'on sait désormais que les polluants entrent avec les pollens dans des interactions particulièrement inflammatoires, et immaîtrisables. »

À l'aggravation des pathologies respiratoires viennent s'ajouter les maladies de l'adaptation. Des maladies qui révèlent « ce que cela coûte de s'ajuster (de croire devoir s'ajuster) à un monde social qui va mal, un monde brutal et qui sonne faux »D'après Marielle Macé, ces maladies de l'adaptation touchent particulièrement les métiers du soin, de la transmission, du lien social. .

Car nos problèmes de santé sont indissociables de l'idéologie dominante qui a présidé au développement industriel de nos sociétés. Marielle Macé s'appuie sur plusieurs études historiquesNotamment : Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2020 ; Charles-François Mathis et al., Une histoire des luttes pour l'environnement. XVIIIe-XXe siècle, trois siècles de débats et de combats, Paris, Textuel, 2021 ; Mark Alizart, Le Coup d'état climatique, Paris, Alpha, 2022.  pour rappeler que « [...] le capitalisme ne “subit” d'ailleurs pas de crise climatique mais l'organise, la monnaye et en jouit. »

C'est sur le mode de la conspiration qu'agissent les acteurs industriels responsables de l'irrespirabilité croissante de notre planète. Ainsi, la pollution de l'air s'est doublée d'une « production volontaire d'ignorance » pour mieux masquer les dangers invisibles qu'elle fait peser sur nous et normaliser une situation pourtant tout à fait inédite dans l'histoire humaine.

Nous nous sommes habitués à toute cette pollution physique et mentale, à ce mal-être collectif, et nous avons eu tort. La crise climatique est aussi une crise discursive, voire une crise morale.

D'après Marielle Macé, « l'expérience très intime quoique impersonnelle de la respiration a gagné une dimension de toute évidence politique ». Et cette expérience intime s'est transformée en tragédie.

« La tragédie intime qu'il y a alors à respirer un air dans un monde irrespirable, c'est-à-dire à participer personnellement d'un air pollué, à savoir que nous avalons puis exhalons des poisons, des discours fumeux, que nous en sommes faits et les faisons circuler, que nous constituons intimement ce monde abîmé et l'aggravons en continu, à coups de rejets et d'échappements de toutes sortes... Car nous ne sommes pas seulement “dans” des paysages pollués et suspects, nous sommes et nous faisons évidemment le paysage pollué. »

Prendre la parole

Dans cette guerre sans merci livrée à la nature, nous disposons de peu d'armes à la hauteur des enjeux. Mais nous pouvons encore prendre la parole pour défendre notre planète. Bien qu'elle soit une arme insuffisante, la parole est l'une des formes de résistance les plus accessibles. Car pour changer réellement de paradigme, il faut aussi changer les récits et les idéaux dominants.

Pour Marielle Macé, ce lien entre l'air et la parole est fondamental. Elle propose de penser la parole comme « un commun dont prendre soin ». Dans cette perspective humaniste, la parole tisse entre nous un lieu et un lien de résistance : « ce qui respire au fond de la parole c'est la fraternité ».

Marielle Macé s'appuie sur l'idée d'un “droit universel à la respiration” développée par Achille MbembeAchille Mbembe, Le droit universel à la respiration, Paris, AOC, 2020. . Elle propose aussi d'élargir notre compréhension de la respiration.

« Et ce droit à la respiration, ce n'est pas “uniquement” le droit pour chacun de respirer dans des milieux dépollués ; non, c'est le droit à une vie respirable, c'est-à-dire désirable [...]. »

Pourquoi pas élargir aussi l'idée parfois étroite que l'on se fait de l'environnement.

« L'environnement, ça regarde en effet tout ce qu'on met entre nous et dans le monde, tout ce qu'on s'envoie, tout ce qu'on fait circuler, jusqu'à la manière dont on se parle [...]. »

Finalement, « c'est aussi le soin pris à la parole et à ce qu'on s'y réserve les uns aux autres qui donne à respirer, qui fait la vie respirable ».

C'est pourquoi Marielle Macé invite à participer au « flux vivant de la conversation » pour contrer les discours dominants qui circulent, c'est-à-dire les discours qui font le jeu d'une domination toxique et qui aggravent l'irrespirabilité de notre monde.

« Le monde ne réclame pas de beaux discours [...]. Il réclame que nous exercions pour de bon nos responsabilités de vivants parlants. Que nous comprenions l'exercice de la parole comme une tâche atmosphérique et une responsabilité écologique à part entière : que nous parlions autrement du monde et dans le monde, entre nous et avec les autres. »


  1. Marielle Macé, Respire, éditions Verdier 2023. 

  2. Selon Marielle Macé, « En cela, la respiration rejoint et confirme la définition (pré)écologique de la vie proposée par Canguilhem, qui la concevait comme un “débat” entre le vivant et son milieu. » 

  3. Voir aussi Aurélien Delpirou, Eleonora Canepari, Sylvain Parent, Emmanuelle Rosso (Cartographie : Aurélie Boissière), « Le “deuxième sac” de Rome » Atlas historique de Rome 2021, éditions Autrement, pages 86 à 87

  4. Marielle Macé s'appuie sur le travail de Didier Fassin pour qui « la différence de l'espérance de vie selon la condition sociale » est un « scandale persistant ». Didier Fassin, De l'inégalité des vies, Paris, Fayard-Collège de France, « Leçons inaugurales du Collège de France », 2020, cité par Marielle Macé. Voir aussi : Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d'un poison légal, Paris, Presses de Sciences-Po, 2019. 

  5. « Les vents violents qui se couchent au sol, arrachent les pollens des graminées et des herbacées et les concentrent en aérosols. » 

  6. D'après Marielle Macé, ces maladies de l'adaptation touchent particulièrement les métiers du soin, de la transmission, du lien social. 

  7. Notamment : Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2020 ; Charles-François Mathis et al., Une histoire des luttes pour l'environnement. XVIIIe-XXe siècle, trois siècles de débats et de combats, Paris, Textuel, 2021 ; Mark Alizart, Le Coup d'état climatique, Paris, Alpha, 2022. 

  8. Achille Mbembe, Le droit universel à la respiration, Paris, AOC, 2020. 

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