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Erich Fromm – La psychologie du nazisme

La Première Guerre mondiale a profondément traumatisé l'Europe. Elle se solde aussi par une série de révolutions et d'insurrections : en Russie d'abordRévolution de Février en mars 1917, révolution d'Octobre en novembre 1917, guerre civile de 1917 à 1921. , mais aussi en FinlandeGuerre civile finlandaise, 27 janvier - 15 mai 1918. , en AllemagneNovemberrevolution, 1918-1919. , en HongrieRépublique des conseils de Hongrie, 21 mars 1919 - 1er août 1919. , et, dans une moindre mesure, en EspagneTrienio Bolchevique, 1918-1920.  et en ItalieBiennio Rosso, 1919-1920. .

La plupart de ces tentatives révolutionnaires échouent à s'emparer durablement du pouvoir. Mais toutes parviennent à effrayer et radicaliser les milieux conservateurs, jusqu'à susciter parfois de véritables contre-révolutions, comme en Italie et en Allemagne. La peur de la contagion révolutionnaire et du bolchevisme favorise l'essor de groupuscules réactionnaires et autoritaires partout en Europe, inspirés, entre autres, par la réussite du fascisme italien.

C'est notamment vrai en Allemagne, où l'un de ces groupuscules finira par rallier à lui l'ensemble des forces réactionnaires au début des années 1930. Il s'agit d'un minuscule partiLe Parti ouvrier allemand (Deutsche Arbeiter Partei ou DAP). , fondé en 1919 à Munich, et qui devient en 1920 le Parti national-socialiste des travailleurs allemands, le NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei), c'est-à-dire le parti nazi. Adolf Hitler est chef de la propagande avant de prendre la tête du parti en 1921. Après un premier putsch raté à Munich en novembre 1923, c'est finalement par les urnes qu'il parviendra à conquérir le pouvoir.

Comment expliquer que le nazisme ait pu séduire autant ? Et pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de résistance au nazisme ?

Erich Fromm est un psychanalyste et sociologue allemand, qui s'exile aux États-Unis en 1934. Dans un livre paru dès 1941, intitulé La Peur de la LibertéSauf précision contraire, toutes les citations sont tirées d'Erich Fromm, La Peur de la Liberté, Parangon/Vs, Lyon, 2010. La plupart sont extraites du chapitre 6, intitulé “La psychologie du nazisme”. , il aborde ces questions au détour d'une réflexion profondément historique qui va du Moyen-Âge à l'époque moderne.

Le détournement des frustrations

Bien sûr, tous les Allemands n'ont pas réagi de la même façon à la montée du nazisme. La majorité, sans opposer de réelle résistance, ne souscrit pas pour autant à l'idéologie du NSDAP. « L'autre partie était constituée d'individus profondément attirés par cette nouvelle idéologie et fanatiquement attachés à ses représentants. »

Alors, de qui se compose cette minorité fanatique qui adhère au nazisme ?

Sociologie du nazisme

Le déclassement des classes moyennes

La sociologie des partisans du nazisme s'appuie essentiellement sur les classes moyennes inférieuresFromm s'appuie sur plusieurs auteurs d'avant-guerre – je ne note pas ici les références en langue allemande –, notamment :
- Harold D. Lasswell, (“The Psychology of Hitlerism” paru dans The Political Quarterly, vol. IV, 1933, Macmillan & Co., London, pages 373 à 384)
- F. L. Schuman, The Nazi Dictatorship, Alfred A. Knopf, New York, 1935. 
.

« Au contraire de l'attitude résignée ou négative de la classe ouvrière et de la bourgeoisie libérale et catholique, les strates inférieures de la classe moyenne qui rassemblaient les petits commerçants, les artisans et les cols blancs chérissaient profondément l'idéologie nazie. »

Comment interpréter l'adhésion enthousiaste au nazisme dans cette partie de la population ?

« Avant la Révolution allemande de 1918, la situation économique des couches les plus basses de la classe moyenne, les petits commerçants et les artisans, déclinait déjà, mais elle n'était pas désespérée et un certain nombre de facteurs contribuaient à sa stabilité. »

Cette stabilité d'avant-guerre s'appuie sur des repères politiques et culturels solides.

« L'autorité de la monarchie restait indiscutée et, en s'appuyant sur elle et en s'y identifiant, les membres de la classe moyenne populaire gagnaient un sentiment de sécurité et une certaine fierté narcissique. De même, l'autorité de la religion et de la moralité traditionnelle étaient profondément enracinées. La famille demeurait inébranlable et un refuge dans un monde hostile. L'individu se sentait appartenir à un système social et culturel stable au sein duquel il occupait une place définie. »

Après la guerre, les crises se succèdent, et l'hyperinflation de 1923La valeur du mark passe de 420 marks par dollar en juillet 1922 (en juillet 1914, ce taux était à 4,2 marks par dollar) à 1 million de marks par dollar en août 1923 puis à 4 200 milliards de marks par dollar le 20 novembre 1923. L'inflation est telle que les prix changent d'heure en heure. Le 30 août 1924, le mark-papier est remplacé par le reichsmark. Le taux de conversion entre le mark-papier et le reichsmark est de 1 000 000 000 000:1 (soit mille milliards, contre un).  est vécue comme un traumatisme.

« Alors que les années entre 1924 et 1928 apportèrent à la classe moyenne populaire une amélioration économique et de nouveaux espoirs, ces améliorations furent réduites à néant par la dépression après 1929. »

L'effondrement de l'économie et le mécontentement des classes moyennes jouent un rôle clé dans la progression fulgurante du parti nazi.

Une fracture générationnelle

Erich Fromm souligne aussi la fracture générationnelle qui divise cette catégorie des classes moyennes. Le déclin économique empêche les parents d'assurer l'avenir de leurs enfants. Cette précarité nouvelle s'accompagne du discrédit des figures d'autorité traditionnelles, qu'il s'agisse de l'empereur ou du père.

La position économique de la jeune génération est aggravée par la saturation du marché professionnel, qui rend impossible l'indépendance économique que les générations antérieures avaient connue.

« Ceux qui avaient combattu pendant la guerre pensaient avoir droit à de meilleures conditions que celles qu'ils obtenaient réellement. Les jeunes officiers notamment, qui avaient pris l'habitude de commander et d'exercer leur pouvoir pendant toutes ces années, ne pouvaient pas se résoudre à devenir employés de bureaux ou voyageurs de commerce. »

La réaction aux discours nazis n'est donc pas uniforme, y compris parmi les classes moyennes.

« La vieille génération de la classe moyenne inférieure ressentit de plus en plus d'amertume et de ressentiment, mais de façon passive ; alors que la jeune génération était poussée à l'action. »

Les jeunes adultes de la classe moyenne inférieure, biberonnés au pangermanisme et à l'ultra nationalisme, constituent le noyau fanatique du mouvement nazi et forment le gros de ses troupes paramilitaires.

« Pour eux, l'idéologie nazie – son esprit d'obéissance aveugle à un chef et de haine des minorités raciales et politiques, sa soif de conquête et de domination, son exaltation du peuple allemand et de la “race nordique” – exerçait un attrait émotionnel puissant qui les gagna et en fit des croyants ardents et des combattants de la cause nazie. »

La défaite de 1918

Le Diktat de 1919

Le déclin économique de la classe moyenne est aggravé par des facteurs psychologiques et politiques, comme la défaite militaire de 1918 et la chute de la monarchie.

« Avant la guerre, on pouvait se sentir quelque chose de mieux qu'un ouvrier ; après la révolution, le prestige social de la classe ouvrière augmenta considérablement et, en conséquence, celui de la classe moyenne inférieure diminua d'autant. Il n'y avait plus personne à mépriser [...]. »

Le sentiment de déclassement qui règne dans cette partie de la population est redirigé vers de nouvelles cibles.

« La frustration sociale grandissait et allait devenir une source importante pour le nazisme : au lieu de prendre conscience du destin économique et social de l'ancienne classe moyenne, ses membres liaient consciemment leur destin à celui de la nation. La défaite nationale et le Traité de Versailles devinrent les symboles contre lesquels étaient dirigés leur vraie frustration, la frustration sociale. »

En effet le traité de paix signé à Versailles le 28 juin 1919 entre l'Allemagne et les Alliés était considéré comme injuste, sans doute. Toutefois la classe ouvrière, qui avait été, elle, opposée à l'ancien régime défait par la guerre, était beaucoup moins remontée que la classe moyenne contre le Diktat de 1919.

« Le ressentiment contre le Traité était donc essentiellement celui de la classe moyenne inférieure ; le ressentiment nationaliste en était la conséquence rationnelle, projetant l'infériorité sociale dans l'infériorité nationale. »

La “légende du coup de poignard dans le dos”

Mais il n'y a pas que les classes moyennes qui ont du mal à digérer la défaite de 1918. Beaucoup d'Allemands, surtout à droite, ont la nostalgie de l'empire et la haine de la révolution allemande de 1918-1919. En effet, la république est proclamée deux jours avant l'armistice, le 9 novembre 1918. Cet évènement donne lieu à la “légende du coup de poignard dans le dos” (Dolchstoßlegende), selon laquelle la défaite de l'armée allemande est uniquement imputable à la population civile, et plus spécifiquement aux révolutionnaires de 1918, c'est-à-dire, grosso modo, à la gauche. Ce mythe du coup de poignard est une invention de l'État-Major allemand. Il s'agit pour « les Dioscures » qui ont mené la guerre, Erich Ludendorff et Paul von Hindenburg, de se dédouaner de toute responsabilité dans la défaite militaire de 1918. Cette légende est largement relayée au sein de la population, y compris parmi les plus jeunes, à travers les manuels scolaires « Même s'il y a des exceptions notables, comme les historiens libéraux Friedrich Meinecke et Hans Delbrück, on peut dire que la “légende du coup de poignard”, lancée par les militaires, trouve rapidement la sanction de l'histoire universitaire qui se montre en l'occurrence bien peu critique. Couverts de cette autorité, les auteurs de manuels scolaires la reprennent à leur tour [...]. » (Pierre Jardin, La légende du “coup de poignard” dans les manuels scolaires allemands des années 1920. Article paru dans Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°41 (numéro thématique consacré à La guerre de 1914-1918, Essais d'histoire culturelle), janvier-mars 1994, pp. 39-50.) .

Les nazis – en particulier Alfred Rosenberg – reprennent la rhétorique conservatrice du coup de poignard dans le dos, en y ajoutant une dimension raciale. Hitler attribue la révolution du 9 novembre 1918 et l'instauration de la République de Weimar, à un “complot judéo-bolchevique”Erich Fromm rappelle que le 21 janvier 1939 Hitler disait déjà au ministre tchèque des Affaires étrangères (Chvalkovsky) « Nous allons détruire les juifs. Nous n'allons pas leur pardonner ce qu'ils ont fait le 9 novembre 1918. L'heure de l'expiation a sonné. »
D'après Erich Fromm, « Ici, Hitler [...] révèle l'un de ses véritables motifs : venger le “crime” d'être révolutionnaire, commis par un petit nombre de juifs, vingt ans plus tôt. »(Erich Fromm, La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975, page 408. Traduction de Théo Carlier.) Erich Fromm s'appuie sur le livre de Krausnick, H ; Buchheim, H ; Broszat, M ; et Jacobsen, H.A., Anatomy of the SS State, Walker, New York, 1968, page 44. La citation d'Adolf Hitler à Chvalkovsky est tirée des archives officielles allemandes. 
. Le nazisme mêle ainsi la haine d'une minorité ethnique à la haine d'une minorité politique pour produire une idéologie particulièrement toxique« Si les financiers de l'Internationale juive, en Europe et hors d'Europe, réussissent à entraîner les nations dans une nouvelle guerre, le résultat ne sera pas le bolchevisme mondial, et par conséquent une victoire pour le judaïsme : ce sera la fin des juifs en Europe. » (discours d'Adolf Hitler au Reichstag le 30 janvier 1939, cité par Erich Fromm dans La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975, page 409.) .

La légende du “complot judéo-bolchevique” n'est pas une invention nazie. Elle circule déjà un peu partout en Europe dans les milieux réactionnaires et impérialistes« Il n'y a pas besoin d'exagérer la part jouée dans la création du bolchevisme et dans l'arrivée de la révolution russe par ces Juifs internationalistes et pour la plupart athées. » (Winston Churchill, « Sionisme contre Bolchevisme : un combat pour l'âme du peuple juif », Illustrated Sunday Herald, 8 février 1920) . Le pseudo “complot judéo-bolchevique” se nourrit de l'antisémitisme ambiant, et s'inspire ouvertement du “complot judéo-maçonnique” imaginé par Les Protocoles des Sages de Sion, un best-seller créé par la police secrète du tsar (Okhrana) afin de justifier et de relancer les pogroms.

Le mécénat des grands industriels

Armé d'une panoplie idéologique bien rodée qui fusionne les légendes réactionnaires les plus en vogue, le NSDAP est cependant confronté à des problèmes de financement conséquents. Car l'entretien des milices, de même que la propagande, représentent de coûteux investissements.

Pour la sauvegarde des privilèges

Le mécénat de certains grands industriels permet à Hitler et Goebbels de financer la campagne électorale de mars 1933Au lendemain d'une réunion secrète organisée entre Adolf Hitler et 20 à 25 industriels (à la résidence officielle du président du Reichstag Hermann Göring à Berlin), Goebbels note dans son journal : « Göring apporte la joyeuse nouvelle que trois millions sont disponibles pour l'élection. Bonne chose ! J'alerte immédiatement tout le service de propagande. (...) Maintenant, nous allons lancer une campagne électorale... Aujourd'hui, le travail est amusant. L'argent est là. » (Journal de Joseph Goebbels, 21 février 1933. Cité par David de Jong, Nazi Billionaires: The Dark History of Germany's Wealthiest Dynasties, Mariner Books, Boston, 2022). . Le NSDAP flatte les tendances réactionnaires du patronat en promettant de mettre fin au péril syndicaliste et bolchevique.

« Cette classe de propriétaires était confrontée à un parlement dans lequel 40% des députés étaient socialistes ou communistes, représentant des groupes qui n'étaient pas satisfaits du système social existant [...]. »

Pour Erich Fromm, les financiers et industriels allemands sont hostiles à la République de Weimar précisément parce que « le système parlementaire ne pouvait plus préserver les privilèges de la grande industrie et des propriétaires terriens quasi féodaux ».

Cette élite économique investit dans le parti nazi pour consolider ses privilèges et renforcer son influenceEn novembre 1932, des représentants de l'industrie, de la finance, et de l'agriculture adressent une pétition (Industrielleneingabe) au président du Reich, Paul von Hindenburg, pour réclamer la nomination d'Adolf Hitler au poste de chancelier. .

« Les représentants de ces groupes privilégiés s'attendaient à ce que le nazisme détourne le ressentiment émotionnel qui les menaçait vers de nouveaux canaux tout en domestiquant la nation afin de servir leurs propres intérêts économiques. Dans l'ensemble, ils n'ont pas été déçus. »

Un investissement rentable

L'Allemagne nazie multiplie les réussites industrielles, avec par exemple le succès de la voiture du peuple, la Volkswagen créée en 1937 par l'ingénieur Ferdinand Porsche à la demande d'Hitler. La militarisation de l'Allemagne représente une véritable aubaine pour les grands groupes industriels.

« [...] bien que le nazisme se soit révélé néfaste pour l'ensemble des autres classes sociales, il favorisa les intérêts des groupes les plus puissants de l'industrie allemande. »

De Bayer à Hugo Boss, en passant par Allianz, Bosch, Opel, BMW ou Siemens, la prospérité des membres du complexe militaro-industriel allemand ne se dément pas, et survit à la défaite militaire de 1945.

Ainsi, bien qu'ils canalisent l'énergie des classes moyennes au service de leur projet politique, les dirigeants nazis servent plutôt les intérêts des grandes corporations allemandes.

« Le nazisme ressuscita les couches inférieures de la classe moyenne du point de vue psychologique alors qu'il participait à la destruction de son ancienne position économique. Il mobilisait l'énergie émotionnelle de cette classe pour en faire une force importante dans la lutte pour les objectifs économiques et politiques de l'impérialisme germanique. »

Ce détournement des frustrations sociales est l'une des clés de son succès.

« Hitler s'est révélé être un outil d'une telle efficacité car il réunissait, d'une part, les caractéristiques des petits-bourgeois haineux et pleins de rancœur, auxquels la classe moyenne inférieure pouvait s'identifier émotionnellement aussi bien que socialement et, d'autre part, les caractéristiques d'un opportuniste prêt à servir les intérêts des industriels allemands [...]. »

Pourquoi si peu de résistance au nazisme ?

Le nazisme, par un double discours opportuniste, parvient à séduire à la fois les classes moyennes inférieures et une partie du patronat et des grands industriels. Qu'en est-il du reste de la population ? Pourquoi la majorité des Allemands est-elle restée silencieuse face à l'ascension du national-socialisme, alors même qu'elle ne souscrivait pas à sa doctrine ?

« Cet empressement à se soumettre au régime nazi peut s'expliquer psychologiquement par une grande lassitude et une certaine résignation [...]. »

Selon Erich Fromm, cette résignation est caractéristique de l'époque.

« La grande majorité de la population se retrouvait alors prise entre un sentiment d'insignifiance individuelle et un sentiment d'impuissance [...]. »

Mais il faut aussi s'intéresser à la composition sociologique de cette majorité silencieuse, principalement constituée par les membres de la classe ouvrière et ceux de la bourgeoisie libérale et catholique.

« En dépit d'une excellente organisation, particulièrement au sein de la classe ouvrière, ces groupes, bien qu'hostiles au nazisme de ses débuts jusqu'après 1933, n'ont pas montré de résistance interne comme on aurait pu s'y attendre du fait de leurs convictions politiques. Leur volonté de résister s'est rapidement effondrée [...]. »

Une classe ouvrière désenchantée

La révolution de 1918-1919

Pour comprendre cette relative apathie, il faut tenir compte de “la très brève révolution allemande d'après-guerre et la très longue contre-révolution qui la suivit”L'expression est de Lion Feuchtwanger (Le diable en France, Belfond, Paris, 2010, p.16, traduction de Jean-Claude Capèle). . Cette révolution instaure la république de Weimar, qui porte bientôt à son paroxysme les déchirements de la gauche allemande.

Nous avons déjà eu l'occasion d'aborder avec Rosa Luxemburg le débat entre réformistes et révolutionnaires qui agite le parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) dès la fin du XIXème siècle. Ces tensions croissantes sont aggravées par la Première guerre mondiale et la révolution russe de 1917. L'élan révolutionnaire allemand se poursuit après l'instauration de la république de Weimar, avec la révolte spartakiste de janvier 1919. Cette révolte est violemment écrasée par les corps francs (Freikorps), des milices paramilitaires nationalistes engagées par le gouvernement.

Cette défaite de l'aile révolutionnaire, sur fond de guerre des gauches fratricide, est un traumatisme profond pour la classe ouvrière. Les aspirations à une plus grande justice sociale sont écrasées par « une succession ininterrompue de défaites politiques et sociales », et les membres de la classe ouvrière allemande perdent confiance en leurs représentants et en leurs partis.

« Au début des années 1930, il ne subsistait presque plus rien des victoires de la première heure, et il en découlait un profond sentiment de résignation, une incapacité à croire les leaders et une tendance à douter de la valeur des organisations et des activités politiques. »

Pour Erich Fromm, la résignation du prolétariat allemand est donc liée à « la frustration des défaites après les espoirs de la révolution de 1918 ». Elle est aussi symptomatique d'une époque déçue par la politique.

Une gauche divisée

D'autant que la gauche allemande se fragmente au fur et à mesure de l'entre-deux-guerres. Le SPD s'est scindé en deux avec la création du Parti communiste d'Allemagne (Ligue spartakiste) – Kommunistische Partei Deutschlands (Spartakusbund), KPD ou KPD (S) – le 30 décembre 1918. Le parti communiste d'Allemagne à son tour se scinde en deux avec la création du Parti communiste ouvrier d'Allemagne (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands, ou KAPD), en avril 1920. Lequel se divisera à son tour en 1922... À la fin de la guerre, le parti social-démocrate (SPD) est encore le premier parti d'Allemagne, mais son influence décline au fil des années 1920. En 1932, le NSDAP d'Hitler devient le premier parti d'Allemagne.

Quant au Parti communiste d'Allemagne, il progresse au Parlement tout au long des années 1920. Cependant, les circonstances entourant les élections du 5 mars 1933, c'est-à-dire la dernière consultation électorale libre en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale, sont particulièrement défavorables au parti communiste (KPD). Elles ont lieu dans une atmosphère de terreur et de panique anti-communiste, six jours après l'incendie du parlement allemand, le 27 février 1933.

L'incendie du Reichstag

L'incendie du Reichstag est présenté par les nazis comme le signe avant-coureur d'un vaste complot communiste et le premier d'une série d'attentats terroristes. Adolf Hitler est chancelier depuis janvier 1933, et son parti, le NSDAP, dispose du ministère de l'Intérieur et d'un ministre sans portefeuille, Hermann Göring, qui est aussi président du Reichstag depuis le 30 août 1932.

L'incendie sert de prétexte à un décret qui suspend les libertés individuelles. Le décret de l'incendie du Reichstag (Reichstagsbrandverordnung) est proposé par le chancelier Adolf Hitler, et immédiatement approuvé par le président Paul von Hindenburg en vertu de l'article 48 de la Constitution de la république de WeimarD'après l'historien Johann Chapoutot, l'article 49-3 (ainsi que l'article 16) de la Constitution française de 1958 est directement inspiré par l'article 48 de la constitution de Weimar. , qui laisse le président libre de prendre toute mesure appropriée pour sauvegarder la sécurité publique. Ce décret permet l'arrestation des dirigeants communistes quelques jours avant les élections.

L'exploitation médiatique et politique de l'incendie du Reichstag permet aux nazis de capitaliser sur le sentiment d'urgence et de panique induit par la menace terroriste.

C'est dans ces circonstances que le parti national-socialiste remporte les élections du 5 mars 1933.

Un nationalisme aveugle

Le mouvement völkisch

L'hypertrophie des sentiments nationaux qui règne à l'époque en Allemagne joue en faveur du NSDAP. Ainsi, dès 1926, le romancier Hans GrimmDans un roman intitulé Un peuple sans espace (Volk ohne Raum).  a popularisé l'expression d'“espace vital” (Lebensraum) qui servira de prétexte à la politique expansionniste de l'Allemagne nazie.

Le NSDAP bénéficie donc d'une opinion déjà largement sensibilisée à ses idées par le mouvement völkisch, dont il n'est que l'un des avatars. Le mouvement völkisch est un courant intellectuel et politique qui se caractérise notamment par son obsession de la germanité, son antisémitisme prononcé, et son colonialisme.

En effet, dès le début du XXème siècle, diverses organisations nationalistes se mettent en place – tels que l’Association nationale-socialeNationalsozialer Verein, 1896-1903. , la Ligue allemandeDeutschbund, 1894-1945. , la ligue pangermanisteAlldeutscher Verband,1891-1939.  ou le Parti du peuple allemandDeutschvölkische Partei ou DvP, mars 1914-novembre 1918. .

Après la Première guerre mondiale, et en réaction à la révolution allemande, des formations plus radicales apparaissent au sein de ce mouvement völkisch.

L'Alliance de protection et de défense des Nationaux allemands (Deutschvölkischer Schutz- und Trutzbund), la plus virulente des organisations antisémites de l'entre-deux-guerres, est fondée en 1919 par la ligue pangermaniste (Alldeutscher Verband).

Les milices (Freikorps) qui ont violemment réprimé le mouvement spartakiste en 1919 se recyclent au sein de nouvelles organisations paramilitaires comme la Ligue Viking (Bund Wiking), ou le Stahlhelm, fondé par l'industriel Franz Seldte.

Le Parti populaire national allemand (Deutschnationale Volkspartei, généralement abrégé en DNVP), est fondé le 24 novembre 1918 par la fusion de sept partis conservateurs et/ou antisémites. Il obtient 20% des voix (soit 103 députés) aux élections législatives de 1924Lors des élections de 1924, le NSDAP est interdit suite au putsch de la Brasserie de novembre 1923, et s'allie temporairement à un autre parti völkisch, le Parti populaire allemand de la liberté (Deutschvölkische Freiheitspartei, DVFP, créé en 1922) pour se présenter sous l'étiquette du Parti national-socialiste de la liberté (Nationalsozialistische Freiheitspartei, NSFP). Le NSFP obtient 14 députés, soit 3% des voix. , avant de se faire peu à peu absorbé par le NSDAP.

Le succès électoral du NSDAP au début des années 1930 tient donc à ce fertile terreau völkisch sur lequel il prolifère. Plusieurs membres de l'Alliance de protection et de défense des Nationaux allemands (Deutschvölkischer Schutz- und Trutzbund) joueront un rôle important sous le Troisième Reich. De même, le fondateur de l'organisation paramilitaire Stahlhelm (Franz Seldte), sera ministre du Travail sous le Troisième Reich, de 1933 à 1945.

Une fois au pouvoir, le NSDAP fait pleinement usage à la fois des anciennes et des nouvelles technologies à sa disposition, pour mieux s'infiltrer dans toutes les sphères de la société. La diffusion radiophonique à grande échelle et le cinéma parlant, apparus dans les années 1920, s'imposent comme des outils de propagande extrêmement efficaces.

Confusion entre gouvernement et nation

Il faut aussi tenir compte de la confusion qui règne dans les esprits entre gouvernement et nation.

« Après l'arrivée de Hitler au pouvoir, la majorité de la population se rallia au gouvernement nazi. Pour des millions de personnes, ce gouvernement s'identifiait désormais à l'Allemagne. »

La confusion entre gouvernement et nation s'accentue sous le régime nazi : « avec l'abolition des autres partis politiques, le parti nazi “était” l'Allemagne, s'y opposer signifiait s'opposer à l'Allemagne. »

C'est cette confusion entre gouvernement et nation qui explique la paradoxale loyauté que suscitent les attaques contre le gouvernement allemand.

« On a pu observer à maintes reprises que des personnes qui ne sont pas nazies défendent pourtant le nazisme contre les attaques étrangères parce que l'attaquer revient pour eux à attaquer l'Allemagne. »

D'après Erich Fromm, ce phénomène n'est pas spécifique au nazisme.

« La peur d'être isolé et la relative faiblesse des principes moraux aident n'importe quel parti à gagner la loyauté d'une grande partie de la population une fois qu'il a pris le pouvoir à la tête de l'État. »

Cette allégeance au gouvernement, tantôt explicitePar exemple, la déclaration des professeurs en faveur d'Adolf Hitler et de l'État national-socialiste, signée par environ 900 universitaires allemands, en soutien à la politique d'Adolf Hitler. Cette pétition (Bekenntnis der Professoren an den deutschen Universitäten und Hochschulen zu Adolf Hitler und dem nationalsozialistischen Staat) intervient à la veille des premières élections générales à parti unique du Troisième Reich, le 11 novembre 1933. Au moment de la pétition, l'État national-socialiste a déjà acté l'exclusion des scientifiques de confession juive ou d'opinion démocratique et la suppression de l'autodétermination des université en avril 1933. , tantôt tacite, a des conséquences importantes en matière de propagande politique.

« [...] toute attaque contre l'Allemagne, toute propagande diffamatoire contre les “Allemands”, (tel le symbole “Huns” de la dernière guerre), ne fait qu'accentuer la loyauté de ceux qui ne sont pas totalement identifiés au système nazi. »

Ce qui pose des questions difficiles en termes de communication.

« Ce problème, cependant, ne peut être résolu par une habile propagande, mais par la victoire dans les pays d'une vérité fondamentale : que les principes éthiques sont au-dessus de l'existence de la nation et qu'en adhérant à ces principes un individu appartient à la communauté de tous ceux qui partagent, ont partagé et partageront cette croyance. »

Conclusion : un opportunisme radical

En résumé, le nazisme tire parti des préjugés, des crises et des traumatismes de son époque. Les temps sont propices à l'hystérie collective, et l'influence d'Hitler est facilitée par « son don d'hyper-simplification »L'expression est d'Erich Fromm, dans La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975, page 425. Traduction de Théo Carlier. . Le NSDAP cristallise les nombreux courants réactionnaires déjà présents, et s'en sert pour transformer cette dynamique toxique en un état totalitaire.

D'après Erich Fromm, l'opportunisme est au cœur du national-socialisme, et c'est cet opportunisme qui caractérise le NSDAP dans sa conquête du pouvoir.

« Les principes politiques ou économiques du nazisme n'ont jamais été authentiques. Il est essentiel de comprendre que le principe même du nazisme réside dans son opportunisme radical. »

C'est cet opportunisme radical qui permet à une minorité fanatique de subjuguer une majorité indifférente.


  1. Révolution de Février en mars 1917, révolution d'Octobre en novembre 1917, guerre civile de 1917 à 1921. 

  2. Guerre civile finlandaise, 27 janvier - 15 mai 1918. 

  3. Novemberrevolution, 1918-1919. 

  4. République des conseils de Hongrie, 21 mars 1919 - 1er août 1919. 

  5. Trienio Bolchevique, 1918-1920. 

  6. Biennio Rosso, 1919-1920. 

  7. Le Parti ouvrier allemand (Deutsche Arbeiter Partei ou DAP). 

  8. Sauf précision contraire, toutes les citations sont tirées d'Erich Fromm, La Peur de la Liberté, Parangon/Vs, Lyon, 2010. La plupart sont extraites du chapitre 6, intitulé “La psychologie du nazisme”. 

  9. Fromm s'appuie sur plusieurs auteurs d'avant-guerre – je ne note pas ici les références en langue allemande –, notamment :
    - Harold D. Lasswell, (“The Psychology of Hitlerism” paru dans The Political Quarterly, vol. IV, 1933, Macmillan & Co., London, pages 373 à 384)
    - F. L. Schuman, The Nazi Dictatorship, Alfred A. Knopf, New York, 1935. 

  10. La valeur du mark passe de 420 marks par dollar en juillet 1922 (en juillet 1914, ce taux était à 4,2 marks par dollar) à 1 million de marks par dollar en août 1923 puis à 4 200 milliards de marks par dollar le 20 novembre 1923. L'inflation est telle que les prix changent d'heure en heure. Le 30 août 1924, le mark-papier est remplacé par le reichsmark. Le taux de conversion entre le mark-papier et le reichsmark est de 1 000 000 000 000:1 (soit mille milliards, contre un). 

  11. « Même s'il y a des exceptions notables, comme les historiens libéraux Friedrich Meinecke et Hans Delbrück, on peut dire que la “légende du coup de poignard”, lancée par les militaires, trouve rapidement la sanction de l'histoire universitaire qui se montre en l'occurrence bien peu critique. Couverts de cette autorité, les auteurs de manuels scolaires la reprennent à leur tour [...]. » (Pierre Jardin, La légende du “coup de poignard” dans les manuels scolaires allemands des années 1920. Article paru dans Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°41 (numéro thématique consacré à La guerre de 1914-1918, Essais d'histoire culturelle), janvier-mars 1994, pp. 39-50.) 

  12. Erich Fromm rappelle que le 21 janvier 1939 Hitler disait déjà au ministre tchèque des Affaires étrangères (Chvalkovsky) « Nous allons détruire les juifs. Nous n'allons pas leur pardonner ce qu'ils ont fait le 9 novembre 1918. L'heure de l'expiation a sonné. »
    D'après Erich Fromm, « Ici, Hitler [...] révèle l'un de ses véritables motifs : venger le “crime” d'être révolutionnaire, commis par un petit nombre de juifs, vingt ans plus tôt. »(Erich Fromm, La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975, page 408. Traduction de Théo Carlier.) Erich Fromm s'appuie sur le livre de Krausnick, H ; Buchheim, H ; Broszat, M ; et Jacobsen, H.A., Anatomy of the SS State, Walker, New York, 1968, page 44. La citation d'Adolf Hitler à Chvalkovsky est tirée des archives officielles allemandes. 

  13. « Si les financiers de l'Internationale juive, en Europe et hors d'Europe, réussissent à entraîner les nations dans une nouvelle guerre, le résultat ne sera pas le bolchevisme mondial, et par conséquent une victoire pour le judaïsme : ce sera la fin des juifs en Europe. » (discours d'Adolf Hitler au Reichstag le 30 janvier 1939, cité par Erich Fromm dans La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975, page 409.) 

  14. « Il n'y a pas besoin d'exagérer la part jouée dans la création du bolchevisme et dans l'arrivée de la révolution russe par ces Juifs internationalistes et pour la plupart athées. » (Winston Churchill, « Sionisme contre Bolchevisme : un combat pour l'âme du peuple juif », Illustrated Sunday Herald, 8 février 1920) 

  15. Au lendemain d'une réunion secrète organisée entre Adolf Hitler et 20 à 25 industriels (à la résidence officielle du président du Reichstag Hermann Göring à Berlin), Goebbels note dans son journal : « Göring apporte la joyeuse nouvelle que trois millions sont disponibles pour l'élection. Bonne chose ! J'alerte immédiatement tout le service de propagande. (...) Maintenant, nous allons lancer une campagne électorale... Aujourd'hui, le travail est amusant. L'argent est là. » (Journal de Joseph Goebbels, 21 février 1933. Cité par David de Jong, Nazi Billionaires: The Dark History of Germany's Wealthiest Dynasties, Mariner Books, Boston, 2022). 

  16. En novembre 1932, des représentants de l'industrie, de la finance, et de l'agriculture adressent une pétition (Industrielleneingabe) au président du Reich, Paul von Hindenburg, pour réclamer la nomination d'Adolf Hitler au poste de chancelier. 

  17. L'expression est de Lion Feuchtwanger (Le diable en France, Belfond, Paris, 2010, p.16, traduction de Jean-Claude Capèle). 

  18. D'après l'historien Johann Chapoutot, l'article 49-3 (ainsi que l'article 16) de la Constitution française de 1958 est directement inspiré par l'article 48 de la constitution de Weimar. 

  19. Dans un roman intitulé Un peuple sans espace (Volk ohne Raum). 

  20. Nationalsozialer Verein, 1896-1903. 

  21. Deutschbund, 1894-1945. 

  22. Alldeutscher Verband,1891-1939. 

  23. Deutschvölkische Partei ou DvP, mars 1914-novembre 1918. 

  24. Lors des élections de 1924, le NSDAP est interdit suite au putsch de la Brasserie de novembre 1923, et s'allie temporairement à un autre parti völkisch, le Parti populaire allemand de la liberté (Deutschvölkische Freiheitspartei, DVFP, créé en 1922) pour se présenter sous l'étiquette du Parti national-socialiste de la liberté (Nationalsozialistische Freiheitspartei, NSFP). Le NSFP obtient 14 députés, soit 3% des voix. 

  25. Par exemple, la déclaration des professeurs en faveur d'Adolf Hitler et de l'État national-socialiste, signée par environ 900 universitaires allemands, en soutien à la politique d'Adolf Hitler. Cette pétition (Bekenntnis der Professoren an den deutschen Universitäten und Hochschulen zu Adolf Hitler und dem nationalsozialistischen Staat) intervient à la veille des premières élections générales à parti unique du Troisième Reich, le 11 novembre 1933. Au moment de la pétition, l'État national-socialiste a déjà acté l'exclusion des scientifiques de confession juive ou d'opinion démocratique et la suppression de l'autodétermination des université en avril 1933. 

  26. L'expression est d'Erich Fromm, dans La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975, page 425. Traduction de Théo Carlier. 

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